Sanctionner les peuples peut-il arrêter les guerres de leurs dirigeants ?
L'Union européenne et les États-Unis ont pris des sanctions économiques très sévères contre la Russie. Des banques ont été exclues des paiements internationaux. Les États-Unis ont cessé d'importer du pétrole et du gaz russe. Ces sanctions sont censées contraindre la Russie à mettre fin à son invasion de l'Ukraine. Un mois plus tard, la guerre continue sans relâche. L'impact des sanctions se fera surtout sentir à long terme. Et, alors que les oligarques échappent largement aux sanctions, celles-ci risquent de frapper durement la population des travailleurs en Russie, mais aussi ailleurs.
Les sanctions sont de plus en plus souvent utilisées, notamment par les États-Unis et l'Union européenne. George W. Bush a imposé des sanctions à l'Irak pour qu'il se retire du Koweït. L'Iran a été soumis à des sanctions étouffantes parce que les États-Unis voulaient mettre un terme au programme nucléaire du pays. Les violations des droits de l'Homme sont également régulièrement invoquées pour justifier les sanctions. Parfois, les sanctions doivent même servir à provoquer un changement de régime.
Les sanctions n'atteignent généralement pas leur objectif
Dans une étude approfondie réalisée en 1997, le politologue américain Robert A. Pape a passé en revue plus de 115 cas de sanctions imposées au cours du 20e siècle. Selon lui, les sanctions ne se sont avérées efficaces que dans 5 % des cas. D'autres études donnent des chiffres plus élevés, de 20 à 40 %, mais même les partisans des sanctions doivent admettre que celles-ci n'ont généralement pas le résultat souhaité. Aujourd'hui, la Russie continue la guerre. Lorsque des sanctions incitent le gouvernement local à changer, c'est souvent dans un sens négatif. Le gouvernement irakien de Saddam Hussein est devenu plus dur et plus répressif à la suite des sanctions prises entre 1991 et 2003. Les sanctions militaires contre le Pakistan l'ont encouragé à accroître son utilisation des armes nucléaires, car il n'avait plus accès aux armes américaines et n'avait plus confiance dans le soutien des États-Unis.
La population locale est souvent la première victime des sanctions
L'économie cubaine est littéralement étranglée à mort par le blocus américain instauré il y a 60 ans. Même l'exportation d'équipements médicaux depuis la Suisse est bloquée. En Haïti, les sanctions américaines ont aggravé l'urgence économique à tel point qu'un énorme flux de réfugiés a commencé. Les sanctions américaines contre l'Irak ont eu un impact terrible sur le peuple irakien. En 1997, un tiers des enfants irakiens souffraient de malnutrition, selon l'Unicef. En 1999, la Croix-Rouge a indiqué que l'économie de l'Irak, qui avait autrefois l'un des niveaux de vie les plus élevés du Moyen-Orient riche en pétrole, était « en lambeaux ». Denis Halliday et Hans Von Sponeck, deux coordinateurs humanitaires des Nations unies sur le terrain, ont démissionné parce qu'ils ne pouvaient plus supporter d'assister à cette « tragédie humaine », en particulier pour les enfants. Lorsque l'Iran a été coupée du système de paiement international SWIFT et que les banques iraniennes ont été sanctionnées, les hôpitaux n'ont plus pu acheter de nombreux médicaments et du matériel nécessaire. De nombreux Iraniens ont cherché en vain des médicaments anticancéreux pouvant leur sauver la vie.
Le Conseil des droits de l'homme de l'ONU est donc régulièrement très critique à l'égard des sanctions unilatérales. Quatre experts nommés par ce Conseil ont publié un rapport sur l'impact des sanctions unilatérales en 2021. Selon eux, les sanctions rendent plus difficile pour de grands groupes de population la possibilité de rester en bonne santé et entravent le développement économique et le développement durable. D’après les experts, les sanctions poussent les gens à la pauvreté en rendant difficile l'accès à l'électricité, au logement, à l'eau, au gaz ou au carburant, ainsi qu'aux médicaments et à la nourriture. Les experts de l'ONU ont demandé qu'il soit mis fin à la « punition de civils innocents ».
C’est pourquoi on parle actuellement de plus en plus de sanctions « intelligentes » ou « ciblées ». Elles ne frapperaient que les faiseurs de guerre et épargneraient la population locale. Or, ce n'est pas toujours une évidence. Ainsi, les mesures qui affectent les entreprises publiques ou les banques touchent bien sûr aussi la population, qui voit la valeur de son épargne diminuer, ne peut plus retirer sa pension à la banque ou voit le prix des produits de base exploser. Les sanctions contre la Syrie étaient officiellement censées frapper le gouvernement de Bachar Al-Assad. En réalité, elles ont fait grimper les prix des denrées alimentaires. Environ 70 % des terres agricoles sont en effet aux mains du secteur public. Par la hausse générale des prix et l'effondrement du pouvoir d'achat, les sanctions ont aggravé la pauvreté des ménages, qui ont déjà dû endurer une décennie de conflit.
En outre, les sanctions actuelles contre la Russie risquent indirectement d'avoir un impact majeur chez nous et ailleurs dans le monde. En Europe, le conflit pousse les prix du gaz encore plus haut. Remplacer le gaz russe par du gaz en provenance des États-Unis ou du Qatar coûtera très cher. En outre, l'Ukraine et la Russie sont les greniers à blé d'une grande partie du monde. En Ukraine, la guerre signifie que l'on sèmera moins. En raison des sanctions, la Russie pourrait aussi restreindre ses exportations de céréales. En Afrique, les conséquences de cela peuvent être dramatiques. La Somalie est totalement dépendante des céréales de ces deux pays. Le Bénin reçoit presque toutes ses céréales de la Russie. L'Égypte, le Soudan, la RD Congo, le Sénégal, la Tanzanie, le Rwanda, Madagascar ou le Burkina Faso dépendent également de la Russie, et dans une moindre mesure de l'Ukraine, pour plus de la moitié de leurs importations de céréales. Dans d'autres pays, comme le Yémen, où la famine sévit déjà, la Tunisie, le Bangladesh, le Liban, l'Iran, l'Irak et la Syrie, l'impact pourrait également être dévastateur, notamment sur les prix.
Des sanctions ciblées contre la Russie devraient frapper les oligarques qui soutiennent directement Poutine dans sa guerre. C'est parfaitement faisable. On estime que ces oligarques conservent entre la moitié et les trois quarts de leur richesse à l'étranger. Mais pour cela, la richesse doit être cartographiée. À cet effet, un registre financier international serait utile. Cela garantirait la transparence quant à savoir quel multimillionnaire possède quoi et où. La PTB a déposé un amendement au Parlement européen demandant la création d'un tel registre. C’est là une étape essentielle dans la lutte contre les flux financiers illégaux, l'argent de la drogue et la corruption internationale. Mais celui-ci a été rejeté par la majorité. Et que constate-t-on ? Malgré les sanctions sévères imposées à la Russie, il suffit souvent aux oligarques russes de placer leurs capitaux sous un autre nom pour échapper à celles-ci. D'autres multimillionnaires ont déplacé leur yacht aux Maldives. En effet, l'Union européenne et les États-Unis veulent éviter de faire la clarté sur les activités des milliardaires européens ou américains. C'est pourquoi ils optent pour des sanctions qui touchent la classe travailleuse russe. Cela devrait être l'inverse.
Deux poids deux mesures dans l’instauration de sanctions
Les sanctions sont bien sûr souvent utilisées de manière sélective. Israël viole les droits de l'Homme et les résolutions de l'ONU depuis des décennies, sans qu’on lui impose de sanctions. On n’impose pas non plus de sanctions à l'Arabie saoudite - un autre allié des États-Unis -, alors que ce pays est responsable de milliers de morts au Yémen, mais aussi de violations massives des droits de l'Homme à l’intérieur de ses frontières. En mars, l'Arabie saoudite a exécuté 81 personnes en une journée, mais aucune sanction n'a été décrétée. La Colombie, alliée de l'OTAN, est souvent décrite comme le pays le plus meurtrier pour les activistes. Pourtant, le président colombien est reçu par le Parlement européen comme un invité d'honneur.
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