Taxer ou non les riches ? 5 arguments de Bouchez et Cie démontés
Attention, certains chiffres de cet article peuvent heurter les âmes sensibles. Faire contribuer les grandes fortunes : l’idée fleurit comme les muguets en ces temps de 1er Mai : cinq des sept partis de la Vivadi défendent diverses mesures empruntant cette voie au parfum de PTB. Les libéraux, eux, ressortent les vieilles rengaines éculées pour s’y opposer. Penchons-nous sur leurs meilleurs mauvais contre-arguments.
Qui dit mieux ? Paul Magnette, président du PS, défend une taxe sur les fortunes de plus d’un million d’euros. Le président des socialistes flamands, Conner Rousseau, lui, plaide pour relever l’impôt des sociétés à 35 % (au lieu de 25 %) sur les surprofits dépassant un rendement de 8 %. Ecolo et Groen défendent pêle-mêle une « contribution de guerre » sur les bénéfices exceptionnels, une taxation des gros patrimoines et un impôt sur les gains des compagnies énergétiques. Et même le président du CD&V, Joachim Coens, veut taxer les 1 % les plus riches. Autant d’idées qu’on retrouve dans les propositions de loi du PTB.
Certes, on sait que la durée de validité des promesses du 1er Mai peut être courte. Mais la succession de crises – covid, inondations, énergie, guerre – rend la question d’une taxation des riches quasiment incontournable. Et pas qu’en Belgique. « L’idée d’un impôt sur la fortune est à la mode dans nos pays de l’ouest de l’Europe depuis plusieurs années », relève L’Écho le 30 avril 2022. « Et c’est normal », confie au quotidien Eric Dor, professeur à l’IESEG School of Management de l’Université de Lille. Celui-ci note que beaucoup d’économistes considèrent désormais qu’il faut s’attaquer aux inégalités de patrimoine, qui sont bien plus grandes que les inégalités de revenus.
Par contre, les libéraux et les organisations patronales freinent des quatre fers, avançant divers arguments. Mais que valent-ils ? Nous les avons décortiqués…
1. Le capital est déjà taxé
Pour le MR de Georges-Louis Bouchez, il ne faut pas taxer les riches car le capital est déjà taxé : « La Belgique prélève un précompte mobilier d’en principe 30 % sur les intérêts et les dividendes, relaie La Libre Belgique le 30 avril 2022. La Belgique est le troisième pays de l’Union européenne en matière de taxation du capital et n’a donc pas la même latitude pour augmenter l’imposition du capital, comme d’autres États pourraient être tentés de le faire. »
C’est vrai, le capital est déjà taxé dans notre pays. Mais pas le capital des grandes fortunes : celui de la population. En particulier le patrimoine immobilier. Celui-ci est taxé via les droits d’enregistrement quand vous achetez un logement, via les droits de succession si vous en héritez et via le précompte immobilier (dont le taux est d’ailleurs plus élevé dans les communes pauvres) chaque année.
Par contre, les grandes fortunes – en particulier les hyper-riches dont le patrimoine s’évalue en centaines de millions ou en milliards d’euros – échappent en grande partie à l’impôt sur leurs avoirs, qui sont majoritairement financiers.
D’abord, elles ne paient pas d’impôt sur la fortune. Prenez les actionnaires historiques de la multinationale brassicole AB Inbev, les familles Van Damme, de Spoelberch et de Mévius. Elles possèdent ensemble 20,8 milliards d’euros. Un patrimoine sur lequel elles paient zéro euro d’impôt.
Ensuite, ces hyper-riches ne sont pas taxés sur leurs plus-values financières. Prenez la famille Boël. Elle contrôle le holding boursier Sofina (où siège l’ancien Premier ministre libéral Guy Verhofstadt), dont l’action a explosé depuis le début de la crise du covid. Cela fait une plus-value considérable qui a permis à sa fortune de pratiquement doubler en deux ans, passant de 1,6 à 3 milliards d’euros. Mais ces plus-values ne sont pas imposables, qu’elles soient latentes (quand on ne vend pas les actions) ou réalisées (quand on vend les actions).
Enfin, outre la fortune, il y a les revenus de la fortune, en particulier les dividendes (le revenu des actions). Le MR indique que ces dividendes sont « en principe » soumis à un précompte mobilier de 30 %. Il fait bien de préciser « en principe », car tout dépend de qui touche les dividendes.
Si vous, simple travailleur, avez quelques modestes économies que vous avez investies en bourse, par exemple dans des actions Sofina ou AB Inbev, vos dividendes seront effectivement amputés d’une taxation de 30 %. Par contre, les Boël ou les Van Damme, de Spoelberch et de Mévius, accumulent ces dividendes dans des sociétés patrimoniales, et grâce à un mécanisme nommé RDT (pour revenus définitivement taxés), ne paient, à nouveau, pas le moindre impôt.
Attention aux yeux : en réponse à une question parlementaire posée le 22 février 2022 par l’auteur de cet article, le ministre des Finances Vincent Van Peteghem (CD&V) a indiqué qu’en 2021, les entreprises belges avaient distribué des dividendes pour 66 milliards d’euros, mais que de ce montant, 52 milliards avaient été soumis à un taux de… 0 %.
2. La « classe moyenne » serait touchée
Intervenant dans le débat actuel sur la taxation des riches, l'Open Vld défend que personne n'a de proposition qui ne toucherait que les 1 % les plus riches sans toucher également la classe moyenne. Quant au MR, il affirme dans La Libre Belgique du 30 avril 2022 que « notre pays est un des plus égalitaires au monde et les riches sont déjà fortement imposés ; ainsi, les 20 % des ménages les plus riches en Belgique paient 63,2 % du total des impôts. » L’Open Vld a tout faux : une taxe des millionnaires est précisément l’une des rares taxes qui, par définition, permet de cibler les plus riches sans toucher le reste de la population.
Le MR, lui, a pour habitude de ramener tout débat fiscal à l’impôt des personnes physiques. Or, cet impôt ne concerne que les revenus et essentiellement les revenus professionnels, puisque les revenus financiers ne doivent pas être mentionnés dans la déclaration fiscale.
Dès lors, il est assez aventureux de prétendre que la Belgique est un pays égalitaire. Cette affirmation n’est basée que sur la répartition des revenus professionnels. Or, là où les inégalités sont de loin les plus fortes, ce n’est pas sur les revenus, mais sur les patrimoines, en particulier les patrimoines financiers.
Encore une fois, attention aux yeux. Les 1 % des ménages les plus riches en Belgique possèdent un patrimoine total de… 660 milliards d’euros. Non taxé. C’est plus que le PIB, c’est-à-dire tout ce que produit tout notre pays en un an. Avec un tel magot, les 1 % détiennent autant que les 74 % de ménages les moins riches.1 C’est comme si, lors d’une fête, un seul invité prenait une part du gâteau aussi grande que celles de 74 convives.
3. L’existence de la taxe comptes-titres rend inutile une taxe des millionnaires
Dans La Libre Belgique du 30 avril 2022, le MR estime que le gouvernement Vivaldi a déjà pris des mesures importantes pesant sur les plus hauts patrimoines : « Il s’agit de la taxe compte-titres qui rapportera 410 millions d’euros en 2022. » La meilleure preuve que les hyper-riches ne sont pas sérieusement taxés par la Vivaldi, c’est que cinq des sept partis de la même coalition Vivaldi estiment qu’il faut prendre des mesures pour taxer les riches.
En réalité, la taxe sur les comptes-titres de la Vivaldi est, à peu de choses près, un copié-collé de la taxe sur les comptes-titres adoptée par le très droitier gouvernement Michel, taxe qu’avait annulée la Cour constitutionnelle.
Comme son nom l’indique, cette taxe de 0,15 % ne s’applique qu’aux comptes-titres, lorsque leur solde dépasse un million d’euros. Un compte-titre, c’est un compte bancaire via lequel un épargnant ordinaire peut acheter des actions. Or, les hyper-riches – les Boël, Van Damme, de Spoelberch, de Mévius, etc. – ne détiennent pas leur patrimoine financier via un compte-titres, mais via des actions nominatives. Ils paient donc… zéro euro de taxe sur les comptes-titres.
4. L’absence d’un cadastre des fortunes empêche de taxer les riches
Certains avancent un argument technique contre une taxation des plus riches : ce serait impossible car il n’existe pas de cadastre des fortunes. Or, un impôt comme l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune) français – supprimé par le « président des riches » Emmanuel Macron – est un impôt déclaratif. Cela signifie que les redevables dont le patrimoine dépasse le seuil imposable doivent, d’initiative, remplir la déclaration et payer l’impôt. Dès lors, le cadastre des fortunes n’est pas un préalable : on peut, du jour au lendemain, créer une taxe des millionnaires.
Dans un second temps, il est utile de créer un cadastre des fortunes pour vérifier les déclarations. C’est d’autant plus simple à réaliser que, pour l’essentiel, les diverses composantes d’un tel cadastre existent déjà dans notre pays :
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les biens immobiliers sont répertoriés dans le cadastre immobilier ;
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les informations relatives aux avoirs bancaires sont centralisées au sein du Point de contact central (PCC) de la Banque nationale ;
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les établissements bancaires belges détiennent d’immenses bases de données, dont celles fournies au PCC précité ou celles utilisées dans le cadre de la taxe sur les comptes-titres ;
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les registres des parts des sociétés répertorient les détenteurs des actions qui ne se trouvent pas sur des comptes-titres (rappelons que les actions anonymes – « au porteur » – n’existent plus) ;
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les compagnies d’assurances possèdent également un nombre gigantesque de données sur les biens de valeur – tableaux, bijoux, antiquités, automobiles, yachts, etc. - qui sont pour la plupart couverts par une police d’assurance ;
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les pays étrangers envoient des millions de données au fisc belge dans le cadre des échanges automatiques d’informations fiscales ;
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le nouveau registre UBO tenu par le SPF Finances contient les bénéficiaires effectifs des sociétés, fondations et autres entités.
Certes, il faut déterminer la valeur des éléments de patrimoine pour pouvoir les taxer. Mais cela n’a rien d’insurmontable. La preuve, c’est que cela se fait déjà quotidiennement. Cela se faisait en France pour l’ISF, mais cela se fait en Belgique dans le cadre d’une succession : vous devez valoriser l’ensemble du patrimoine hérité.
Et ce n’est pas le seul cas de figure. Vous achetez une maison ? Vous devez payer des droits d’enregistrement et le SPF Finances vérifie si le montant déclaré de la vente n’est pas sous-évalué. Vous achetez un tableau ? La compagnie d’assurance va estimer sa valeur. Quant aux actions en bourse, c’est le propre de l’activité boursière de valoriser les titres. Pour les sociétés non cotées, des méthodes de valorisation existent et sont utilisées quotidiennement dans le cadre des ventes d’entreprises ou des prises de participation.
5. Les grandes fortunes fuiraient la Belgique
Reste l’argument classique : taxer les plus riches les ferait fuir, ce que démontreraient les exilés fiscaux ayant fuit la France pour se réfugier, notamment, en Belgique. En réalité, le cas de la France montre justement la faible proportion d’exilés fiscaux. À peine 1 % des redevables de l’ISF ont quitté la France.2 Cela veut dire que 99 % ont continué à payer cet impôt. On rétorque parfois qu’il s’agissait des riches les plus riches. C’est vrai qu’ils étaient plus riches que la moyenne, mais ils ne représentaient que 2 % de la base taxable de l’ISF. Ce qui signifie que 98 % de la base taxable se trouvaient toujours dans l’Hexagone.
Enfin, notons qu’une telle fuite (marginale) peut être contrée par une « exit tax », c’est-à-dire le fait de maintenir les exilés redevables de l’impôt même s’ils ont déplacé leur domicile hors des frontières.
1Sur base des données d’Arthur Apostel et Daniel W. O’Neill, « A one-off wealth tax for Belgium: Revenue potential, distributional impact, and environmental effects », in Ecological Economics, n° 196, 2022.
2Commission des finances du Sénat, cité dans Les expatriations fiscales au cœur du débat fiscal, 2e édition actualisée, Solidaires finances publiques, novembre 2012.