Résistance chez Delhaize : ce que la lutte apporte
Le mouvement social dans les supermarchés Delhaize est déjà en cours depuis plus de huit mois. Une résistance énorme s’est organisée contre le plan de la direction de franchiser ses 128 magasins intégrés. Même si la moitié des magasins ont entre-temps été vendus, les actions ont eu beaucoup d’impact. Les « Delhaiziens » sont devenus un synonyme de travailleurs combatifs, au cœur de lion.
Toute la Belgique a pu voir comment une multinationale arrogante a mis son personnel en vente, mais a aussi essayé de casser le droit de grève, avec la collaboration du gouvernement, de la justice et de la police. Et malgré tout, les Delhaiziens n’ont pas abandonné. Ils ont gagné les cœurs de la population. Avec notamment pour conséquence que le gouvernement nʼa pas pu faire passer son projet d’interdiction de manifester.
1. Victoire contre l’interdiction de manifester : « Il y a un avant et un après Delhaize »
La direction a clairement sous-estimé la résistance des lionnes et des lions. Par conséquent, elle a fait appel au soutien de l’appareil d’État. A l’aide de requêtes unilatérales, la direction a enrôlé des huissiers de justice pour casser les piquets de grève. Une violation grave du droit de grève. Chaque jour, des huissiers venaient aux magasins où il y avait des piquets en menaçant avec des astreintes de 500 à 1 000 euros. Certains huissiers sont même allés jusqu’à intimider des membres du personnel à leur domicile. Là où le personnel a quand même continué à exercer son droit de grève, la police locale est intervenue brutalement, comme lors du week-end de Pâques à Gand. Les unités spéciales de la police fédérale ont plusieurs fois fait leur apparition en tenue de combat au siège principal et dans les dépôts de Delhaize à Zellik pour empêcher des actions et grèves.
En fin de compte, les huissiers ont été rappelés à l’ordre par le tribunal. Mais l’image de caissières qui se font menotter parce qu’elles se battent pour leur job va encore longtemps rester gravée dans les mémoires. En théorie, le droit de grève est protégé par la Constitution et par les traités internationaux des droits humains. Mais, dans la pratique, Delhaize a trouvé plusieurs juges prêts à interpréter la loi en sa faveur. Cela a été un vrai signal d’alarme pour le monde syndical et associatif. Un signal qui est tombé à pic, au moment où le gouvernement Vivaldi préparait une nouvelle attaque sur le mouvement social : l’interdiction de manifester, aussi appelée loi Van Quickenborne. Les promesses que cette interdiction ne serait pas utilisée contre des grévistes ou des militants ne faisaient plus aucun effet : après Delhaize, tout le monde sait que le contraire serait survenu dans la pratique. En peu de temps, une large alliance a vu le jour pour lutter contre cette nouvelle loi, avec entre autres une grande manifestation en octobre.
Sous la pression des syndicats, du milieu associatif et de l’opposition du PTB, le PS a annoncé en novembre qu’il ne voterait finalement pas le projet de loi sur l’interdiction de manifester. « Il y a un avant et un après Delhaize », selon Paul Magnette, le président du PS. Et il a raison. Avant Delhaize, le PS voulait instaurer une interdiction de manifester. Le fait que les Delhaiziens ont joué un rôle essentiel dans la recul des sociaux-démocrates et dans la protection du droit de manifester est une chose dont ils peuvent être fiers.
2. Effet de dissuasion : « Les autres employeurs vont y réfléchir à deux fois »
Erik Dirkx est permanent syndical pour le Setca-FGTB et il suit la lutte chez Delhaize de très près. Il souligne que la résistance des Delhaiziens se fait aussi sentir en dehors de l’entreprise. « Les autres employeurs dans le secteur vont y réfléchir à deux fois avant d’arriver avec un plan semblable, sachant à quel point la résistance contre la casse sociale peut être forte. La grève a coûté des dizaines de millions d’euros à Delhaize et leur a occasionné beaucoup de dommages en termes d’image. Aucune entreprise n’a envie de ça. »
Selon des chiffres qui ont pu être consultés par le journal De Tijd, Delhaize a dû débourser 87 millions d’euros en « frais de restructuration » rien que dans la première partie de 2023, tandis que son chiffre d’affaires a baissé de 108 millions d’euros. Ce qui fait qu’au total, le plan de franchise et la résistance contre celui-ci a coûté plus de 195 millions d’euros. Selon une source syndicale, ce montant serait encore plus élevé, environ 250 millions d’euros. Même pour une multinationale, c’est beaucoup d’argent. Et les effets continuent à se faire ressentir. Jusqu’aujourd’hui, le chiffre d’affaires est inférieur à la normale, indique De Tijd. Une des raisons est que de nombreux clients témoignent de leur solidarité avec le personnel en ne faisant plus leurs courses chez Delhaize. On peut se poser la question si la direction aurait exécuté ses plans si elle avait su ça à l’avance. Les autres multinationales établies en Belgique sont prévenues : un employeur averti en vaut deux.
3. Concessions arrachées : « Sans actions, il n’aurait jamais été question de primes et de garanties »
Le permanent syndical Erik Dirkx met l’accent sur le fait qu’après des mois de luttes, la direction a dû changer son fusil d’épaule. « Durant les premiers mois, le disque de la direction était comme rayé. Elle répétait sans cesse qu’il n’y avait pas de négociation possible concernant son plan. A la question de garanties de maintien de conditions salariales et de travail, elle renvoyait constamment à la CCT 32bis pour ne rien devoir mettre sur papier. »
« Notre but principal, empêcher la franchise, n’a pas été atteint. Mais ça ne veut pas dire que tout ça n’a servit à rien », poursuit Erik. « Sous la pression du personnel, la direction et les nouveaux repreneurs ont signé un papier dans lequel ils promettent que le personnel actuel gardera ses conditions salariales et de travail. Delhaize promet également que tous les magasins resteront ouverts jusqu’en 2028. Et la direction octroie également, sous certaines conditions, une prime transitoire à son personnel. Pour les travailleurs du siège qui ont été licenciés, les syndicats ont obtenu une prime de départ supérieure au minimum légal, en plus de la prime de départ pour ceux qui ont accepté de prendre leur pension anticipée. Sans actions, il n’en aurait jamais été question. »
4. Hausse de la conscience de classe : « Ce que nous avons appris, nous ne l’oublierons jamais »
La conséquence des plans de la direction et de leur réaction à la grève, c’est que de nombreux masques sont tombés. Le système capitaliste a montré son vrai visage. Pour pouvoir distribuer 1 milliard d’euros supplémentaires à ses actionnaires, une multinationale s’est montrée prête à se débarrasser de l’entièreté de son personnel, d’attaquer le droit de grève et d’imposer des contrats intenables aux repreneurs. Les Delhaiziens ont aussi vu comment les partis libéraux au gouvernement sont venus en aide à la direction et comment le ministre du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS), a refusé d’intervenir pendant des mois et a seulement « pris acte » du fait que la direction poursuivait ses plans. De plus, nous avons pu remarquer que la justice et la police n’étaient pas toujours neutres et que dans cette lutte, ils choisissaient souvent le camp de la multinationale.
Grâce à la résistance acharnée durant des mois, la lutte Delhaize a continué de faire les gros titres. Ainsi, la population a pu elle aussi tirer des leçons de cette lutte des classes. La solidarité au sein de la population était très grande. Une pétition du front commun syndical a recueilli plus de 43 000 signatures en quelques semaines. En mai, une manifestation de soutien a rassemblé 20 000 participants, deux fois plus qu’attendu. Le boycott contre Delhaize auquel certaines célébrités belges ont appelé dans les médias s’est également révélé être un succès.
Mais le plus important, c’est que les travailleurs qui étaient au front ont énormément appris sur la façon de mener une lutte et de faire face à la répression. C’est aussi ce que raconte Silke Inghels, déléguée syndicale du Delhaize de Wondelgem : « Aussi longtemps que je serai déléguée, je continuerai à me battre pour mes collègues et nos jobs. Ce que nous avons appris ces derniers mois, nous le n’oublierons pas de si tôt », dit Silke. « Nous continuons à nous battre pour nos jobs. Qu’il s’agisse d’une grande multinationale ou d’un petit indépendant, c’est la solidarité sur le lieu de travail qui reste la plus importante. »