Que se passe-t-il dans l’école de nos enfants ?
Depuis des semaines, des milliers d’enseignants descendent dans la rue ou mènent « des grèves pour leurs élèves » en réaction aux mesures annoncées par le nouveau gouvernement MR-Engagés. Ils sont rejoints par de nombreux jeunes inquiets pour leur avenir. Derrière ces mesures, c’est un projet clair pour l’école qui se dessine avec, à l’arrivée, un enseignement encore plus élitiste. Retour sur les raisons d’une mobilisation massive…
Article de Grégory Dolcimascolo
Tout juste un mois après les élections régionales, le nouveau gouvernement MR-Engagés publiait sa déclaration de politique communautaire (DPC), c’est-à-dire le catalogue de ses intentions en matière d’enseignement, entre autres. L’objectif annoncé serait de pallier la pénurie d’enseignant et de « revaloriser » la filière qualifiante. Pourtant, les réactions syndicales ne s’étaient pas fait attendre : Roland Lahaye, secrétaire général de la CSC-Enseignement, qualifiait dans Le Soir la DPC de « déclaration de guerre ». Même écho du côté de la CGSP, où Luc Toussaint, le président communautaire, se demandait si la droite voulait « une nouvelle guerre scolaire ». Mais qu’en est-il concrètement ?
Une volonté dʼexclure les enfants de la classe travailleuse
Le nouveau gouvernement MR-Engagés a une vision très claire pour l’école. Les annonces de la DPC et les mesures votées le 11 décembre le montrent quʼil veut effectuer une sélection sociale plus forte et plus rapide des élèves, qui va se traduire par l’exclusion d’une partie des enfants de la classe travailleuse du système scolaire ; quʼil veut ensuite précariser les profs et les faire rentrer dans une logique de concurrence ; quʼil refuse enfin de donner aux travailleurs et aux travailleuses de l’enseignement ce qui leur manque : les moyens de faire leur job. A la place, ce sont des mesures d’austérité qui seront appliquées dès la prochaine rentrée.
Tout cela, les milliers de profs dans la rue le 26 novembre – première grosse journée de mobilisation contre les plans du nouveau gouvernement – l’ont bien compris. Nous sommes allés à leur rencontre pour mieux comprendre les raisons de leur colère.
« En grève pour nos élèves »
Leur première préoccupation concerne les élèves, en particulier ceux de l’enseignement qualifiant (technique et professionnel). Il faut dire que les premières mesures de la ministre Glatigny (MR) ciblent particulièrement ces élèves : la réduction du budget du qualifiant entraînera dès l’année prochaine la fermeture de sections entières, voire de plusieurs écoles. La taille des classes restantes sera donc automatiquement gonflée et les conditions d’apprentissage dégradées. La ministre a également décidé que de nombreux jeunes ne pourraient pas se réinscrire dans une école, soit parce qu’ils sont en décrochage, soit parce qu’ils ont déjà un certificat de l’enseignement secondaire.
Mais la DPC contient une autre bombe, encore plus dangereuse pour les élèves du qualifiant et qui révèle très clairement la vision de l’école du gouvernement : leur certification ne leur permettrait plus d’entamer des études supérieures, sauf dans la branche qu’ils suivaient en secondaire. Elle les dirigerait donc plus rapidement vers le marché du travail. C’est une première dans l’enseignement en Belgique depuis la deuxième guerre mondiale : les élèves qui sortent du qualifiant n’auraient simplement plus les mêmes droits que les autres. En agissant de la sorte, la droite veut détruire les restes de l’ascenseur social permis par l’école pour tous les jeunes, et particulièrement ceux issus de la classe travailleuse. C’est ça, la revalorisation du qualifiant dont le MR nous a tant parlé pendant la campagne électorale ?
Sur les désillusions MR-Engagés
Témoignage de Laetitia, prof dans le qualifiant : « On est plusieurs collègues à avoir voté pour le MR et les Engagés en juin. Le MR nous avait promis de s’attaquer à la pénurie, de revaloriser le qualifiant et le rôle des enseignants dans la société. Les Engagés paraissaient modérés et pleins de bon sens. On y a cru pendant un mois, jusqu’à ce qu’ils sortent leur DPC… Maintenant, on voit clairement que le MR est obsédé par les économies plutôt que par la pénurie, quitte à sacrifier nos jeunes. Et pour rendre du respect à notre métier, ils s’attaquent à la nomination… incompréhensible ! Et les Engagés, sous leurs discours bienveillants, ils ne font que suivre le MR. »
« La nomination des profs : un enjeu démocratique »
Parmi les nombreuses attaques contre les travailleurs contenues dans la DPC, celle qui cristallise la colère des enseignants est la fin annoncée des nominations à partir de 2027. Du point de vue des profs, cette mesure passe mal, parce que la nomination leur assure une stabilité et une indépendance par rapport au pouvoir politique.
Mais il s’agit surtout d’un enjeu démocratique : en effet, supprimer la nomination, ce serait renforcer la concurrence qui existe déjà entre les profs. Les écoles élitistes pourraient attirer un maximum de profs, tandis que les autres subiraient encore plus les effets de la pénurie, ce qui ne ferait que renforcer la dualisation de notre enseignement : en fin de compte, ce seraient donc les élèves qui en paieraient les frais. Devons nous accepter de voir l’école devenir une machine au service de cette sélection ?
« Nos conditions de travail sont les conditions d’apprentissage des élèves »
D’autres très nombreux témoignages recueillis depuis le 26 novembre reviennent sur les conditions de travail. Des bâtiments délabrés, la surcharge administrative, la taille des classes… autant de contraintes qui empêchent les profs de donner cours convenablement et d’accorder aux jeunes toute l’attention dont ils ont besoin.
Encore une fois, les préoccupations des profs dépassent largement les questions sectorielles : la qualité de l’enseignement est un pilier essentiel de l’école pour toutes et tous. Si nous voulons amener tous les enfants à maîtriser les apprentissages dans un parcours scolaire serein et émancipateur, il faut que nous nous en donnions les moyens. C’est tout le contraire de ce que fait le gouvernement, en rabotant les budgets consacrés aux bâtiments ou en gonflant la taille des classes dans le qualifiant.
Des mesures qui aggravent « l’école à deux vitesses »
Les annonces et les premières mesures du gouvernement MR-Engagés s’ajoutent à une situation d’école à deux vitesses : la première donnée marquante à propos de notre enseignement, c’est en effet son caractère inégalitaire. En Belgique, moins les familles ont des moyens, plus les enfants risquent de connaître l’échec, donc la relégation ou l’exclusion. Un exemple parmi tant d’autres : un élève issu d’une famille « pauvre » a 14 fois moins de chances de commencer des études supérieures que celui qui provient d’une famille « riche ». Et s’il les commence, il n’a qu’une chance sur quatre de les réussir.
L’état des lieux de notre école, ce sont aussi des bâtiments scolaires qui ne sont plus aux normes et qui se délabrent. Les partis traditionnels ont sans cesse sous-investi dans l’enseignement durant les dernières décennies. Un des résultats, ce sont de nombreux bâtiments qui ne répondent plus aux normes, voire qui tombent en ruines. Le ministre Daerden (PS) a beaucoup communiqué sur le milliard d’euros investis durant la dernière législature, mais il reconnaissait en même temps qu’il en fallait entre huit et neuf.
Il pleut dans nos écoles
Les témoignages à propos de l’état des bâtiments scolaires sont très nombreux. Voici quelques témoignages que nous avons reçus :
« Notre école était au départ prévue pour 800 ou 900 élèves. Ils sont maintenant plus de 1500, donc nous manquons de place. Régulièrement, des collègues doivent aller voir la liste des profs absents pour avoir un local pour donner cours. »
« Notre chauffage tombe en panne régulièrement. L’école est parfois fermée plusieurs jours quand il fait trop froid. »
« Dans notre école, nous nous sommes habitués aux pannes d’électricité. Une classe est restée sans lumière pendant l’hiver dernier. Lors de la première heure de cours, les élèves sortaient leur téléphone et éclairaient leur cours avec leur lampe de poche parce qu’ils n’y voyaient rien. »
« Il pleut dans la salle des profs et dans plusieurs classes. L’eau s’infiltre jusque dans le système électrique. Conclusion des autorités : laissez pourrir le toit jusqu’à ce que le chantier devienne prioritaire. »
« Le bâtiment que j’occupe avait été désaffecté dans le but de le démolir, mais on m’y a affecté par manque de place. Les fenêtres sont faites de simple vitrage et l’une a été comblée par du plexi. Lorsque j’ai fait remarquer à ma direction que la perte énergétique devait être énorme, on m’a répondu qu’il valait mieux ne pas remplacer la vitre, pour permettre une aération contre une saturation de l’air en amiante… »
Enfin, l’enseignement belge est traversé par une importante pénurie d’enseignants. Elle a des conséquences catastrophiques pour de nombreux élèves. Certains n’ont pas de cours de maths ou de néerlandais pendant six mois, voire pendant toute une année scolaire. Dans ce cas, il n’est même pas possible de parler de qualité : il n’y a plus d’enseignement du tout ! Un tiers des enseignants, en première ou deuxième carrière, quittent la profession dans les cinq premières années. Et ça ne s’arrange pas : le nombre de jeunes qui s’inscrivent dans des études supérieures dans les filières pédagogiques (les « futurs profs ») connaît une baisse inquiétante.
Le malaise est donc profond dans l’enseignement. Pour preuve, les profs sont dans la rue déjà depuis février 2022 pour dénoncer les problèmes et porter une revendication-phare : « Donnez-nous les moyens de faire notre boulot. » Il existe des pistes positives pour répondre à la pénurie, en améliorant les conditions de travail, ou pour améliorer la qualité de l’enseignement, en réduisant la taille des classes, par exemple. L’ancien gouvernement PS-MR-Ecolo ne les avait pas écoutés. Le nouveau gouvernement MR-Engagés passe en force pour s’attaquer à l’école en tant que service public.
Deux projets d’école pour deux projets de société
L’école est un des reflets de la lutte des classes dans la société : depuis la création de la Belgique, les dirigeants de la société capitaliste dans laquelle nous vivons se sont toujours arrangés pour que l’école serve leurs intérêts, en dépensant le moins possible et en s’adaptant un maximum aux besoins des entreprises. Ce fonctionnement a toujours favorisé la reproduction sociale : les enfants des familles les plus aisées font des études, tandis que ceux qui naissent dans des familles moins aisées sont très majoritairement envoyés au travail le plus tôt possible, avec des conséquences importantes sur leurs revenus, donc sur leur santé et même sur leur espérance de vie. Vous lisez bien : votre réussite à l’école et le nombre d’années que vous vivrez en moyenne sont les deux conséquences d’une même cause, les conditions dans lesquelles vous vivez depuis votre enfance.
Pour parvenir à faire passer ces idées inacceptables, pour affaiblir la résistance qui a surgi dès l’annonce de ses premières mesures, la droite veut diviser la classe travailleuse, en montant les profs les uns contre les autres et les autres travailleurs contre les profs. Elle refuse également la concertation sociale et cherche à contourner les syndicats en prétendant qu’ils ne sont pas représentatifs : les milliers d’enseignants qui sont sortis dans la rue le 26 novembre à l’appel de leurs organisations syndicales ont largement prouvé le contraire.
Une alternative positive est pourtant possible et nécessaire. Pour le PTB, l’école doit être un lieu d’émancipation, où tous les enfants peuvent s’épanouir et acquérir un socle commun de connaissances, un lieu qui leur permet de devenir des citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires. C’est dans ce but que nous devons donner à l’école les moyens dont elle a besoin. C’est dans ce but, entre autres, qu’il faut aller chercher l’argent là où il se trouve, notamment par une taxe des multi-millionnaires.
« Ce n’est que le début ! »
Partout à travers la fédération Wallonie-Bruxelles, la colère des enseignants que nous avons rencontrés est profonde et s’oppose à la vision du 19ème siècle imposée par le gouvernement MR-Engagés. Les organisations syndicales annoncent déjà d’autres actions pour le début 2025. Elles ont raison : le mouvement a besoin de perspectives, car le gouvernement n’hésitera pas à passer en force, comme il l’a déjà montré avec une première batterie de mesures votées sans concertation le 11 décembre.
Il faut aussi souligner le soutien spontané de nombreux élèves (voir encadré), notamment du qualifiant, qui ont compris que c’est leur avenir que la droite est en train de cadenasser et formater au bon vouloir des entreprises. Beaucoup de parents et de famille, également, ont accueilli très positivement les actions de la fin d’année en remerciant les profs de se mobiliser pour une école réellement démocratique. La nouvelle année s’annonce donc bouillonnante !
Une future enseignante soutient ses ex-profs
« J’ai rejoint mes anciens profs après avoir vu leurs publications à propos des mesures du gouvernement MR-engagés. Je voulais être là pour les remercier et les soutenir ! Pour leur dire “merci” de se battre pour les élèves et pour leurs futurs collègues, dont je fais partie. En cours, avec mes professeurs actuels, nous avons évidemment abordé le sujet et j’étais fière de pouvoir dire que mes anciens profs de secondaire se mobilisent. »