Quʼattendre du prochain sommet de l’Otan à Vilnius ?
Va-t-on devoir sacrifier nos pensions pour acheter plus d’armes ? L’Otan existe-t-elle pour nous protéger ? La Belgique et l’Europe vont-ils suivre les États-Unis dans leur escalade guerrière ? Analyse.
Nicolas Pierre et Bert De Belder
Chaque année, l’Otan convoque un sommet, réunissant tous les États membres de l’organisation ainsi qu’un certain nombre d’États invités, pour définir la stratégie à venir. Cette année, le sommet se déroulera dans la capitale lituanienne, Vilnius, les 11 et 12 juillet. Il s’agit du deuxième sommet depuis l’invasion russe en Ukraine, après celui de Madrid en juin 2022.
Le sommet de Madrid avait eu une importance toute particulière, en amenant un nouveau « concept stratégique » pour l’Alliance.
Cette année, à Vilnius, les discussions seront principalement orientées vers la question des dépenses militaires, des troupes et matériels déployés en Europe de l’Est, et de la relation de l’Otan avec l’Ukraine.
« Ce que nous décidons de faire aujourd’hui changera la face du monde pour les prochaines décennies », avertit Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’Otan.
L’Otan, c’est quoi ?
L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord est une alliance militaire qui rassemble les États-Unis et presque tous les pays européens. Elle a été créée en 1949 et est présentée comme une alliance défensive, qui sert simplement à protéger ses membres.
Dès le début, la promotion des intérêts économiques des États-Unis a été la priorité. Juste après la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement américain cherchait à étendre son marché pour relancer son économie. En 1947, le vice-ministre américain chargé des Affaires économiques, Will Clayton, écrivait ainsi au ministre des Affaires étrangères, George Marshall : « Nous avons besoin de marchés, de gros marchés où nous pourrions acheter et vendre .» LʼOtan a permis à l'impérialisme américain de se développer en obtenant un accès ouvert et un contrôle de lʼEurope occidentale. Mais, à long terme, cela s'est avéré insuffisant pour satisfaire lʼappétit des multinationales américaines. Dès 1989, un stratège américain écrivait : « Nous ne disposons pas actuellement d'une puissance militaire suffisante dans le Pacifique Sud pour protéger nos investissements. »
Bien sûr, pour conquérir et sécuriser des marchés, des réservoirs de main-d'œuvre à bas prix, des sources de matières premières et les voies d'accès maritimes qui y mènent, on ne peut pas défendre son propre territoire de manière purement « défensive » ; il faut déployer ses ailes, de manière offensive. Jusqu'à l'autre bout du monde s'il le faut.
Et oui, en pratique, aucune intervention de l’Otan n’a été de nature défensive. Le bilan catastrophique de ces interventions, souvent mêmes illégales au regard du droit international, a été la destruction de plusieurs États, le chaos, et des millions de victimes. Les ravages causés en Libye (2011), en Afghanistan (2001) ou en ex-Yougoslavie (1992-1999) sont autant d’exemples qui montrent que l’Otan n’a rien de défensif. L’essentiel des décisions dans la stratégie de l’Otan et des interventions militaires est en réalité pris depuis Washington par les États-Unis.
De lʼAtlantique Nord au… Pacifique
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Otan a donné un fameux coup d’accélérateur à ses ambitions. Réunie à Madrid fin juin 2022, elle y a déclaré pour la première fois que la Russie était un « ennemi », et la Chine un « rival systémique » – dans la logique du « pivot vers lʼAsie », la stratégie de lʼex-président Obama de se déployer vers lʼAsie et le Pacifique. Étrange, pour une organisation sensée s’occuper, comme son nom l’indique, de « l’Atlantique Nord »...
Le concept stratégique décidé en 2022 à Madrid est une mise à jour de la stratégie de l’Otan dans le monde, dont la dernière date du Sommet de Lisbonne en 2010. Il vise à faire de l’Otan une Alliance « plus idéologique, plus politique, plus intégrée ».
Concrètement, la nouvelle stratégie de l’Otan vise à étendre ses champs d’action. Au lieu d’être une alliance défensive, elle se définit maintenant de plus en plus comme une alliance idéologique, en construisant le récit d’un affrontement « démocraties contre dictatures ». Les « démocraties » étant les pays qui se rangent derrière Washington dans son ambition de dominer le monde tout entier, et les « dictatures » ou « autocraties », tout le reste : la grande majorité des pays du monde qui, tout en ayant des modèles de société très variés, ne marchent pas d’office avec les États-Unis et veulent maintenir leurs options de partenariat, de commerce et de relations ouvertes dans un monde multipolaire.
La nouvelle stratégie de l’Otan veut aussi dire que le périmètre d’action s’élargit, avec un plan de transformer l’Otan en « Otan globale » (« global Nato » en anglais), ne se concentrant pas seulement sur l’Europe et l’Atlantique, mais tournant les yeux aussi vers la Chine, par exemple.
Enfin, l’Otan veut devenir de plus en plus une « armée commune » plutôt qu’une addition d’armées nationales.
Toujours plus d’argent pour la guerre...
En 2014, l’Otan a fixé comme objectif à tous les États membres de consacrer 2 % de leur PIB (l’ensemble de la richesse produite en un an dans le pays) aux dépenses militaires. Très peu de pays européens atteignaient ce montant, et les populations de ces pays refusaient de dépenser autant d’argent dans l’armement au milieu des crises sociale et écologique.
Mais aujourd’hui, l’Otan trouve dans la guerre en Ukraine l’occasion en or pour appliquer une « stratégie de choc » à ses États membres. Ou, comme le résume Jens Stoltenberg : « À Vilnius, j'attends des alliés de l'Otan qu'ils prennent un engagement plus ambitieux en matière d'investissement dans la défense. Les 2 % du PIB consacrés à la défense doivent constituer un plancher et non un plafond. »
Très concrètement, pour la Belgique, passer à 2 % du PIB signifierait augmenter les dépenses militaires de 4 milliards dʼeuros par an. Ce serait une augmentation équivalente à la moitié du coût des allocations familiales belges. On ne peut dépenser un euro qu’une seule fois. Si on augmente le budget militaire de 4 milliards, dans quels secteurs va-t-on couper ? La santé ? L’éducation ? Les plans de rénovation des bâtiments ? Les pensions ?
L’Otan, et en particulier les États-Unis, ont depuis lors mis en place toute une série de pressions pour pousser les Européens à dépenser toujours plus d’argent dans le domaine militaire, et bien sûr essentiellement pour… acheter du matériel américain.
…et les multinationales de l’armement US
Les États-Unis sont de très loin le premier exportateur d’armes au monde (40 % des exportations mondiales) et le premier budget militaire au monde (877 milliards de dollars en 2022). L’industrie de l’armement a un poids énorme aux États-Unis. Elle finance des groupes de pression, des think tanks et des campagnes électorales. Elle utilise l’Otan également pour étendre ses marchés en dehors du pays. La guerre en Ukraine a déjà permis aux entreprises d'armement de remplir comme jamais leurs carnets de commandes. Dans les pays européens membres de l’Otan, les importations d'armes lourdes comme les chars, les avions de combat et les sous-marins ont augmenté de 65 % par rapport aux cinq années précédentes, selon SIPRI, le renommé institut suédois de recherche de paix.
Ainsi, lorsque l’Otan parle d’une meilleure « intégration » dans le cadre de sa volonté dʼarmée commune, il faut savoir que le matériel militaire de chaque armée membre de l’alliance ne fonctionne pas forcément bien avec celui des autres. Les systèmes de missiles ou de communication, par exemple, doivent être conçus spécifiquement pour fonctionner efficacement entre eux. La conséquence de vouloir « intégrer » les armées nationales est qu’il faut en pratique que chaque État achète le même matériel.
C’est là l’enjeu principal pour les États-Unis, au niveau économique, de pousser tous les États à « s’intégrer à l’Otan » et donc en fait à acheter du matériel militaire américain. Dans une moindre mesure, d’autres industries militaires, comme l’industrie française, tentent de se tailler une part du marché, ce qui cause régulièrement des tensions entre la France et les États-Unis. La décision de la Belgique d’acheter de nouveaux avions de combat F-35 aux États-Unis plutôt qu’à la France en était une illustration.
Renforcement des troupes en Europe
Depuis l’élargissement de l’Otan à de nombreux pays d’Europe de l’Est, le nombre de bases militaires, de soldats déployés et de missiles stockés n’a fait qu’augmenter. Depuis la brutale invasion russe de l’Ukraine en février 2022, l’Otan a à nouveau renforcé ces dispositifs du « flanc Est de l’alliance », avec des chiffres impressionnants : 40 000 soldats dans une « force de réaction rapide », création de plusieurs bases supplémentaires ainsi qu’une force de 300 000 soldats « rapidement mobilisables » à la frontière avec la Russie. Le nombre de soldats américains sur l’ensemble du continent européen a été porté à 100 000.
En plus du nombre de soldats ou du matériel déployé, l’Otan veut aussi organiser de plus en plus d’exercices militaires, expressément pour préparer un scénario de guerre entre l’Otan et la Russie. Quelques semaines avant le sommet de Vilnius, l’Otan a organisé le plus grand exercice militaire aérien de l’histoire avec l’opération « Air Defender 2023 », avec plus de 250 avions et 10 000 membres du personnel.
Ce surarmement généralisé, concentré sur la frontière orientale et sous le leadership des États-Unis, a été explicitement présenté comme une « Otanisation de l’Europe » par le président américain Joe Biden. On voit donc à quel point la guerre en Ukraine est utilisée par les États-Unis comme une opportunité pour renforcer leur présence et leur contrôle militaire en Europe, et ainsi augmenter leur supériorité militaire, leur pouvoir politique et leurs parts de marchés.
L’Otan en Ukraine ou l’Ukraine dans l’Otan ?
Outre le budget et le renforcement à la frontière Est, l’autre point majeur du sommet sera la question de la relation avec l’Ukraine. La perspective d’adhésion de l’Ukraine à l'Otan a été un des motifs majeurs évoqués par Poutine du déclenchement de l’invasion illégale du pays par les troupes russes en février 2022. Depuis 2008, l’Ukraine a le statut de candidat et s’est vue promettre une « adhésion future » sans conditions claires ni agenda.
Depuis 2014 – et les protestations sur la place Maidan à Kiev, ouvertement soutenues par l’Occident, et l’arrivée au pouvoir d’un régime pro-occidental – et le début de la guerre civile dans l’Est de l’Ukraine qui sʼensuivit, plusieurs États occidentaux membres de l’Otan ont renforcé des partenariats avec l’Ukraine (envoi de matériel, formation de militaires…). Ce qui a fait dire à un grand nombre de commentateurs que « l’Ukraine n’est pas dans l’Otan, mais l’Otan est dans l’Ukraine ».
Comme nous l’avons vu, depuis février 2022, les livraisons d’armes par des pays de l’Otan ont considérablement augmenté : plus de 33 milliards de dollars en 2022 et plus de 52 milliards de dollars au total depuis l’invasion. Par ailleurs, des milliers de soldats ukrainiens ont été formés à l’étranger. Dans des pays de l’Otan.
Cependant, une adhésion pure et simple de l’Ukraine à l’Otan n’est pas réellement possible. L’article 5 du Traité oblige la totalité des États membres à défendre un membre agressé. Ceci signifierait que l’Otan doit officiellement et directement entrer en guerre avec la Russie, ce que personne ne peut accepter.
Divergences internes
Tant que la guerre entre lʼUkraine et la Russie a lieu, une réelle appartenance à l’Otan semble extrêmement dangereuse, et n’est même pas voulue par les États-Unis. D’autres États, dirigés par des gouvernements nationalistes et bellicistes, comme les pays baltes (Estonie, Lituanie, Lettonie) et la Pologne, poussent au contraire à une intégration rapide, quitte à aggraver le conflit.
Certains pays veulent se montrer plus prudents. Cela semble être notamment le cas de la France et de l’Allemagne. Ces pays refusent d’impliquer directement d’autres membres de l’Otan dans le conflit. Les États-Unis, eux, ne veulent pas risquer une confrontation directe avec la Russie, mais voient d’un bon œil des partenariats militaires et économiques avec l’armée ukrainienne, qui accomplit un objectif essentiel pour les États-Unis : affaiblir la Russie.
Mais, selon Jens Stoltenberg, « tous les alliés s'accordent à dire que la porte de l’Otan est ouverte, que l’Ukraine deviendra membre de l'organisation, et que cette décision revient uniquement à l’Ukraine et aux pays membres de l’Otan ». Entre-temps, « lʼOtan travaille à l'élaboration d'un programme pluriannuel (on parle de 10 ans, NdlR) assorti d'un financement substantiel, ainsi qu'à la mise en place d'un nouveau conseil Otan-Ukraine », ce qui peut être compris comme une manière pour cette dernière dʼêtre membre sans l’être réellement.
Washington et l’Otan continuent donc à pousser sur la pédale de l’escalade militaire du conflit. C’est un chemin sans issue, un chemin qui ne mènera qu’à plus de destruction, de morts, de blessés, de réfugiés, bref, de misère pour les peuples. Pour mettre fin à la guerre et éviter le scénario catastrophe d’une escalade, qui peut aller jusqu’à l’attaque nucléaire, la solution n’est pas d’amasser plus d’armes, d’impliquer plus de pays et de refuser tout compromis.
Qui veut la paix prépare… la paix
Une solution alternative existe bel et bien, un chemin de désescalade qui fait le contraire d’apporter davantage de guerre, qui amènera la paix. Un accord négocié est le seul moyen de mettre fin à l’escalade meurtrière, aux massacres et aux violations du droit international. De nombreux États à travers le monde appellent à une solution négociée. Plusieurs pays, dont l’Indonésie, la Chine, l’Afrique du Sud et le Brésil ont proposé des plans de paix ou d’abriter des négociations. La Turquie et Israël ont également joué des rôles de médiation dans les mois passés.
Mi-juin, une délégation de représentants de gouvernements africains (Afrique du Sud, Zambie, Égypte, Sénégal, Congo-Brazzaville, les Comores et l’Ouganda) a visité Kiev et Moscou pour tenter une reprise de dialogue. Le président brésilien Lula est également très actif dans les tentatives de négociations entre Ukraine et Russie. Jusqu’à présent, ni les Européens ni la Belgique n’ont soutenu cette stratégie de négociation.
Durant la première moitié de 2024, la Belgique présidera le Conseil de l’Union européenne. C’est une opportunité importante pour construire avec plus d’ambition et avec une plus grande ampleur un mouvement pour la paix en Europe et en Belgique.
Récemment, deux appels larges pour une solution négociée ont été élaborés et envoyés au décideurs politiques et à l’opinion publique, à l’initiative d’un large éventail de mouvements pour la paix, syndicats, ONG, académiciens et autres personnalités. Le premier a été lancé lors d’un Sommet pour la Paix en Ukraine qui a eu lieu à Vienne début juin, et l’autre a été lancé par la plateforme belge Europe for Peace & Solidarity. Il est vraiment urgent pour notre gouvernement de les écouter et de rejoindre les mouvements pour la paix et les États du Sud qui réclament une fin du conflit par un cessez-le-feu, un dialogue et une solution négociée basée sur le droit international.