À propos du chaos vaccinal... Comment vacciner une population ?
La vaccination dans notre pays est chaotique. Les ministres nous ont promis le royaume de la liberté, mais celui-ci semble aujourd’hui encore fort lointain. « Il est temps de mettre les choses au clair si nous voulons sortir rapidement de cette pandémie », écrivent les médecins généralistes Tim Joye et Saskia Deceuninck de Médecine pour le Peuple.
Tim Joye et Saskia Deceuninck (Médecine pour le Peuple)
Tous les jours, dans nos maisons médicales de Médecine pour le Peuple, nos patients nous demandent : « Docteur, pourquoi ça n’avance pas ? Docteur, quand est-ce que ce sera mon tour ? On ne comprend plus rien… »
Les personnes âgées de plus de 85 ans ont reçu une lettre de convocation, mais il n'y a toujours pas de système qui permet de les vacciner à domicile. En Wallonie, de nombreux centres ont ouvert fin mars, mais avec beaucoup de tensions dans le chef des bourgmestres, face au manque d’informations pratiques. Les personnes à risque déplorent quant à elles de ne toujours pas savoir quand leur tour viendra enfin d’être vaccinées.
Il ne reste plus grand-chose du calendrier des vaccinations établi début janvier. Ce retard est principalement dû aux problèmes de livraisons des doses par les grandes entreprises pharmaceutiques, qui sont bien plus limitées que prévu.
Le temps des excuses est terminé, des mesures s'imposent.
Mais en plus, il est de plus en plus clair que le gouvernement lui-même est en retard sur ses engagements. Les centres sont en place, mais le reste n'est toujours pas finalisé. De l'envoi des convocations à la sélection des patients à risque, en passant par la vaccination à domicile des personnes à mobilité réduite : partout, on évoque de nombreuses erreurs et retards. Le temps des excuses est terminé, des mesures s'imposent.
La proximité est le seul moyen d’atteindre les plus vulnérables
Les gens reçoivent une lettre et un mail, et sont attendus au fameux centre de vaccination quelques jours plus tard. Celui-ci se trouve souvent à près d’une demi-heure de route du lieu de résidence de la personne convoquée. Que faire si c’est trop compliqué pour vous de vous y rendre, si vous avez des doutes ou si vous voulez attendre encore un peu avant de vous faire vacciner ?
Souvent, les gens ne savent pas à qui poser leurs questions. Sur chaque convocation, il est indiqué : « Si vous avez des questions, appelez votre médecin traitant ». Chez les médecins traitants, le téléphone n'arrête pas de sonner depuis des semaines. Pourtant, ils n’ont pratiquement pas été impliqués dans la prise en charge des vaccinations locales… Des informations arrivent au compte-gouttes, mais elles restent vagues. Les équipes mobiles pour la vaccination à domicile, par exemple, ne sont toujours pas prêtes, et les patients alités devront probablement attendre la mi-avril.
Pourquoi n'a-t-on pas investi davantage, dès le départ, dans des équipes mobiles locales pour se rendre chez les gens ? Pour des raisons logistiques, on a opté pour de grands centres de vaccination, mais ce choix se fait en partie au détriment de la proximité pour les plus vulnérables.
« Si je dois aller jusque-là, docteur, je préfère encore m’en passer, de ce vaccin. »
« Si je dois aller jusque-là, docteur, je préfère encore m’en passer, de ce vaccin. » Une réflexion entendue à plusieurs reprises dans notre maison médicale. Selon des études menées au niveau international par le passé, plus les centres sont éloignés les uns des autres, plus la couverture vaccinale se réduit.
À Anvers, ils ont fini par opter pour des centres locaux, sous la pression des districts : pour beaucoup de gens, le centre de vaccination de Borgerhout était décidément trop éloigné. Il y en a 32 au total. Il est donc tout à fait possible, d'un point de vue logistique, d'approvisionner les antennes locales et/ou les équipes mobiles à partir d'un centre de vaccination.
En Wallonie, certaines personnes ont reçu une convocation pour un centre éloigné de leur domicile. Ces personnes qui ne souhaitent pas aller si loin, pourront appeler le call center et demander que l’on modifie leur rendez-vous pour être vacciné près de chez eux, dans un des neufs centres principaux, 31 centres de proximité ou 12 antennes locales. Par contre, c’est difficile d’appeler le call center : il y a plusieurs heures d’attente.
Vacciner efficacement une population, ça nécessite des mains en plus
Une antenne locale, ou une équipe de vaccination dans chaque commune ou quartier, présente plusieurs avantages. Cela permet non seulement un meilleur accès pour les personnes à mobilité réduite, mais également de maintenir la vaccination dans un environnement familier.
Parallèlement, les convocations ou listes de réserve peuvent être utilisées pour réagir de manière beaucoup plus rapide et appropriée aux erreurs ou aux changements. Car cette approche locale intégrerait mieux la vaccination dans les réseaux de soins existants. Actuellement, pour des raisons de rapidité et d'efficacité, on a opté pour une approche verticale avec des centres de vaccination à grande échelle. Un système qui repose principalement sur des étudiants et des bénévoles, mais souvent sans lien solide avec les travailleurs de première ligne.
Vacciner une population, c’est autre chose qu'organiser un événement. Pour vérifier qu’on est bien parvenu à atteindre tout le monde, ça nécessite plus qu'une entreprise d’informatique avec trois employés, telle que Doclr.
Cela explique en partie les grands manquements actuels. Vacciner une population, c’est autre chose qu'organiser un événement. Pour vérifier qu’on est bien parvenu à atteindre tout le monde, ça nécessite plus qu'une entreprise d’informatique avec trois employés, telle que Doclr.
Un accueil et un secrétariat local par commune permettent de gérer plus efficacement les visites à domicile, les questions, les problèmes techniques, etc. qu'une ligne d'information générale. En d'autres termes : une campagne de vaccination qui vise à inclure tout le monde nécessite une approche à taille humaine.
Aujourd’hui, de nombreux professionnels travaillent d'arrache-pied (souvent même à titre bénévole) pour assurer le bon fonctionnement logistique de ces grands centres. Mais, en fin de compte, il reste peu de temps pour le travail épidémiologique sur le terrain. Qui est déjà vacciné et qui ne l'est pas ? Qui a reçu une convocation mais n'a pas encore répondu ? Où faut-il mettre en place un soutien supplémentaire ? Quels signaux les communautés les plus défavorisées nous envoient-elles ?
Si nous avions opté pour la recherche de contacts locaux avec des équipes de quartier covid il y a un an, ces mêmes personnes auraient pu maintenant aider à convoquer et à vacciner la population locale
Depuis le début de la crise du covid, nous insistons sur la nécessité d'un service de prévention de proximité, et d'équipes de quartier covid, pour lutter contre l'épidémie. Il en va de même pour la vaccination de toute une population. Malheureusement, un an plus tard, il n’y a pas d’évolution. Pour la recherche de contacts, on a préféré utiliser des centres d'appels centraux.
Le parallèle avec les centres de vaccination à grande échelle n'est pas une coïncidence. On les met actuellement en place comme s'il s'agissait d'une opération unique pour vacciner tout le monde, mais la réalité est différente. Il faudra probablement refaire le vaccin contre le coronavirus toutes les X années. Quand allons-nous enfin rompre avec les habitudes du passé et investir dans les services de prévention locaux ? Si nous avions opté pour la recherche de contacts locaux avec des équipes de quartier covid il y a un an, ces mêmes personnes auraient pu maintenant aider à convoquer et à vacciner la population locale. Tout comme nous pourrions mettre en place un réseau de vaccination ancré localement, utilisable aujourd’hui comme demain. Prenons la vaccination annuelle contre la grippe, par exemple. Celle-ci aussi pourrait être bien mieux réalisée, et plus efficacement, que ce qui se fait à l’heure actuelle (individuellement, par le médecin traitant).
Investir dans la prévention, c'est aussi investir dans la numérisation
Les problèmes informatiques continus sont un autre élément perturbateur du bon déroulement du processus : les convocations ont été mal envoyées ; la société responsable, Doclr, est confrontée à des problèmes de croissance ; le logiciel de sélection des patients à risque n'est pas encore au point. Fin mars, on a appris que l'inscription sur la liste des patients à risque a une fois de plus été reportée au 2 avril. Pour rappel, selon l’agenda promis début janvier, nous étions censés commencer à vacciner ce groupe en mars.
En fait, investir dans des outils numériques qui sont vraiment accessibles et simples d’utilisation pour les soignants et les patients, n’est tout simplement pas dans notre culture. Comparé à tout ce qui est techniquement possible aujourd’hui, notre pays accuse un retard considérable en matière d’« eHealth ».
La situation actuelle en dit long sur la vision de nos gouvernements depuis des années. Il n'y avait aucune volonté d'investir dans la prévention, et le strict nécessaire a été laissé aux mains des acteurs privés. Nous en payons le prix aujourd’hui.
Le programme Vaccinnet, destiné au suivi des vaccins, est lourd et peu pratique. Concernant les programmes informatiques de dossiers médicaux électroniques et d’agendas pour médecins, on dépend à 100 % du libre marché. Il y a donc énormément de programmes différents. Comment déployer des campagnes de vaccination sans incidents, si chaque étape doit être compatible avec tous ces différents logiciels ? L'assistance pour les utilisateurs est également très limitée. L’implication du personnel de première ligne aurait pu faire une grande différence à ce niveau.
La situation actuelle en dit long sur la vision de nos gouvernements depuis des années. Il n'y avait aucune volonté d'investir dans la prévention, et le strict nécessaire a été laissé aux mains des acteurs privés. Nous en payons le prix aujourd’hui.
En attendant, il n'est toujours pas possible pour un médecin généraliste d'avoir un aperçu du statut vaccinal de ses propres patients. Cela représente un sérieux handicap si l'on veut suivre correctement le nombre de personnes des groupes vulnérables qu’on a réussi à toucher. Le médecin traitant est la personne qui les connaît le mieux. C’est aussi souvent la personne en qui les gens ont le plus (ou même exclusivement) confiance. Avec un système numérique qui fonctionne bien, cela devrait être possible, sans atteinte à la vie privée, non ?
L'âne qui trébuche sans cesse sur la même pierre : blocage communautaire et anarchie libérale
Un autre élément provoque encore plus de retard, outre tous les problèmes informatiques : les nombreuses discussions communautaires qui refont (encore) surface. Par exemple, il y a eu de nombreuses négociations pour savoir si toutes les régions voulaient/pouvaient utiliser le programme de la Flandre. On vient juste de l'apprendre : la place des patients à risque dans l’ordre des priorités a également donné lieu à des discussions. C’est comme si nous étions de retour au printemps 2020. Pourquoi toutes les personnes impliquées ne se sont-elles pas mises d'accord sur ces points une bonne fois pour toutes ?
Consulter neuf ministres à chaque fois, ça n'a pas de sens. Un seul commissaire au coronavirus devait rationaliser tout cela. Mais avec la taskforce sur la vaccination, c'est de nouveau la même chose : l'impact de ses décisions est limité. Pour tout le reste, les régions doivent se mettre d'accord.
Consulter neuf ministres à chaque fois, ça n'a pas de sens. Un seul commissaire au coronavirus devait rationaliser tout cela.
Ça ne peut pas marcher comme ça. Cela ralentit tout et ça ne fait qu'ajouter encore plus de confusion à la confusion. Nous avons besoin d'un commandement central unique. L'ordre de vaccination, la répartition des centres de vaccination, l'emplacement des médecins généralistes et des équipes mobiles... Laissons la taskforce décider et ensuite mettre cela en œuvre dans tout le pays.
Cela fait une année entière que les mêmes problèmes se répètent. Le communautaire n’est pas seul en cause.
Ce dont nous avons besoin, c'est d'un vaccin public contre le coronavirus, et d'un service de santé public solide pour prendre en charge la vaccination.
On ne peut pas produire plus de vaccins, parce que nos ministres se mettent à genoux devant Bigpharma et ses brevets. Impossible de toucher l’ensemble des personnes vulnérables, parce que le gouvernement a opté pour des gros centres de vaccination au lieu d'investir dans des structures de prévention locales. Avoir un seul programme uniforme pour le suivi des vaccinations, des convocations, des données médicales, etc. est impossible car divers petits acteurs privés se partagent les logiciels.
Quel est le dénominateur commun à tous ces problèmes ? La vision libérale qui nous fait échouer pour la énième fois dans la lutte contre une épidémie. Il y a une inadéquation entre ce qu’on reçoit et ce dont on a besoin. Ce dont nous avons besoin, c'est d'un vaccin public contre le coronavirus, et d'un service de santé public solide pour prendre en charge la vaccination.
- Davantage de centres de vaccination locaux proches de la population. Ils seraient responsables de la vaccination de la collectivité locale. Implication des médecins traitants dans l'organisation et les stratégies locales.
- Plus de mains. Davantage de personnel dans ces centres de vaccination, en tant que structures de prévention à part entière. Des équipes mobiles qui peuvent se charger de la vaccination à domicile et des collectivités. Et une ligne d'information bien organisée et accessible pour toute personne du quartier qui a des problèmes ou des doutes concernant une convocation ou un rendez-vous pour une vaccination.
- Un commandement central unique. La taskforce prend la décision finale et fournit des directives centralisées. Implication des médecins généralistes de première ligne dans la taskforce.
- Focus sur les personnes vulnérables. Les médecins traitants devraient être en mesure de voir rapidement et clairement qui, parmi leurs patients, a reçu une convocation et qui ne l'a pas reçue, qui a déjà été vacciné et qui ne l'a pas été. Les personnes qui doutent doivent avoir la possibilité de demander un report ou un délai de réflexion supplémentaire.
- Investir dans des structures préventives, c'est aussi investir dans la numérisation. L'informatique doit fonctionner et les professionnels de la santé qui éprouvent des difficultés avec ces outils doivent pouvoir bénéficier d’un accompagnement.
- Augmenter les livraisons, résoudre le problème de production : lever les brevets. Pas de profit sur la pandémie.