Nationalisme et capitalisme : qu’est-ce qui motive Poutine à faire la guerre en Ukraine ?
La guerre de Vladimir Poutine contre l'Ukraine est motivée par les intérêts économiques de la classe dirigeante à Moscou. Lorsque l'Union soviétique a été dissoute il y a 30 ans, le système communiste s'est d'abord transformé en une anarchie capitaliste extrême. Une fois devenu président en 2000, Poutine a affirmé sa volonté de remettre la Russie « sur la carte ». Comment ? En offrant de nouvelles perspectives aux capitalistes russes.
Dans les années 1990, la Russie post-soviétique a subi une thérapie du choc : elle s’est libéralisée rapidement et une petite élite d'initiés a réussi à s'enrichir en vendant l'industrie et les infrastructures publiques de l'ex-Union soviétique. Lorsque Vladimir Poutine arrive au pouvoir en 2000, il est déterminé à faire rayonner à nouveau la Russie affaiblie. Après l'effondrement économique, sa première mission est donc de placer ces puissants oligarques sous le contrôle de l'État. En emprisonnant ou en forçant certains d'entre eux à fuir (notamment l’ancien PDG Mikhaïl Khodorkovsky et l’homme d’affaire Boris Berezovsky), il oblige les autres à accepter l'autorité de l'État.
Qui sont ces quelques hommes qui détiennent le pouvoir ?
Grâce à la réactivation des capacités de production inutilisées de l'ère soviétique, l’économie russe connaît une des croissances économiques les plus rapides dans les années 2000. Dans le même temps, Poutine constitue une nouvelle élite composée d'un noyau d'« hommes forts » issus du secteur de la sécurité et du renseignement (siloviki) et de technocrates (civiliki). On estime leur nombre à environ 500 personnes au total. Des hommes pour la plupart, qui contrôlent à la fois les grandes entreprises publiques et privées et les institutions publiques.
Cette concentration du pouvoir dans les mains de quelques-uns est non seulement un moyen de maintenir et de renforcer l'emprise d'une petite élite sur la politique, mais aussi une stratégie de contrôle des secteurs dont la Russie est structurellement dépendante (énergie, matières premières, armement). Le pouvoir de cette élite n'est pas établi institutionnellement. Il repose sur des alliances personnelles. Il s’agit d’un noyau soudé, basée sur la loyauté. Le politologue et expert de la Russie Jean-Robert Raviot le décrit comme une « garde prétorienne ».1
L'auteur russe de gauche Ilya Matveev analyse la politique russe comme un « populisme conservateur de droite légitimé par des élections (truquées) » à la Bonaparte. Il voit une contradiction entre, d'une part, les oligarques qui sont tournés vers l'international et ont besoin d'investissements étrangers et, d'autre part, les siloviki entourant Poutine, qui veulent écarter les influences étrangères (lire : occidentales) dans tous les domaines.
Après 2014 surtout, les tensions entre ces deux camps s’exacerbent, en partie à cause des sanctions occidentales contre la Russie après l'annexion de la Crimée. Après la crise de 2008, la croissance de l'économie russe stagnait déjà, car ni l'État ni les entreprises n'avaient investi dans l'expansion des capacités de production et de nouvelles activités. Cependant, l'opposition est maintenue sous contrôle par le gouvernement, qui offre à la classe dirigeante des avantages et des contrats gouvernementaux lucratifs, en guise de compensation pour les dommages causés à ses intérêts par la politique étrangère.
Cette élite du pouvoir soutient Poutine dans une guerre qu'elle considère comme une lutte collective existentielle pour la Russie. L'ancienne journaliste de la BBC Farida Rustamova écrit que les sanctions personnelles occidentales contre les oligarques ont même permis d’unifier les différents clans rivaux et les factions idéologiques. Une telle unité, Poutine en rêvait. « Ces personnes ont perdu tous leurs biens et leur vie en Europe, et sont maintenant condamnées à vivre en Russie avec Poutine ». En outre, les libéraux pro-atlantiques de l'appareil d'État et de la bourgeoisie sont désormais discrédités par la russophobie enragée de l'Occident et certains, dont le très détesté mais influent Anatoly Chubais, ont quitté le pays. D'autres, comme Dmitri Medvedev, adoptent désormais une position radicalement anti-occidentale.
Un impérialisme russe régional qui se heurte à l'impérialisme occidental
Le système russe est donc clairement un capitalisme contrôlé par l'État. Mais la Russie est-elle une puissance impérialiste ? La Fédération de Russie peut difficilement être considérée comme un État impérialiste à part entière aspirant à dominer le monde. En effet, elle exporte principalement des matières premières et dépend des importations étrangères pour les produits de pointe. Néanmoins, elle a des ambitions régionales et exporte également des capitaux, même si c’est dans une moindre mesure. Elle exporte ces capitaux principalement vers les pays voisins, ainsi que vers certains pays du Sud où le capital monopolistique russe investit dans un marché qui lui est propre. La Russie se classe au notamment au 17e rang mondial pour les investissements directs à l'étrangers (IDE). Cela concerne principalement les anciennes républiques soviétiques avec lesquelles elle forme l'Union économique eurasiatique (UEEA) : le Kazakhstan, le Belarus, l’Arménie et le Kirghizstan.
L'Ukraine reste également un marché d'exportation important pour la Russie. Cette dernière est donc irritée par le refus de ce pays d’intégrer l’UEEA. Le journaliste Romaric Godin explique que le système russe génère des contradictions majeures qui doivent être résolues par cet impérialisme régional : « Le maintien du pouvoir repose à la fois sur l'idée d'une amélioration de la situation des masses par rapport aux années 1990, et sur le maintien d'une accumulation très concentrée. La solution à cette contradiction [réside dans] la répression, mais aussi dans une politique nationaliste fondée sur un sentiment de revanche et de renouveau après le retrait de la zone d'influence russe. L'héritier de la puissance militaire soviétique dispose d'un important arsenal militaire, tout en étant une puissance économique secondaire. »
Il ajoute : « Parce qu’il était incapable de développer le pays économiquement, le pouvoir russe ne pouvait, pour assurer sa stabilité, qu’investir massivement dans la seule force dont il disposait : la force militaire. L'impérialisme régional russe est la conséquence logique de ces contradictions. Le développement de cet impérialisme entraîne des frictions avec d'autres sphères d'influence, en particulier celles des pays occidentaux. L'Ukraine est devenue le lieu où cette lutte s'est matérialisée à partir de 2014. Nous ne devons pas oublier que le capitalisme a besoin d'une croissance et d'une expansion constantes, y compris d'une expansion géographique. Lorsque la génération de plus-value devient de plus en plus difficile, comme c'est le cas depuis les années 1970 et encore plus depuis 2008, l'expansion géographique devient nécessaire afin d'ouvrir de nouveaux marchés et de trouver des matières premières et une main-d'œuvre bon marché. Le retrait de la Russie de la sphère d'influence de l'Union soviétique en Europe centrale et orientale va de pair avec l'expansion économique de l'Allemagne et la domination militaire des États-Unis dans ces mêmes régions. Dans ce contexte, un affrontement entre deux systèmes capitalistes en quête d'expansion est devenu inévitable. »
Ces aspects économiques et géostratégiques ont motivé l'invasion de l'Ukraine : pour la Russie, nouer une relation étroite avec l'Ukraine est une condition sine qua non. En 1997, Zbigniev Brzezinski, conseiller en matière de sécurité nationale du président américain Carter et éminent géostratège, écrivait ceci : « Sans l'Ukraine, la Russie n'est pas une puissance eurasienne. Mais si la Russie parvient à reprendre le contrôle de l'Ukraine, qui dispose d’une grande population, d’une importante réserve de matières premières et d’un accès à la mer Noire, elle aura immédiatement la capacité de devenir un puissant acteur impérialiste en Europe et en Asie. »2 C'est précisément la raison pour laquelle, depuis l'effondrement de l'Union soviétique, les États-Unis mettent tout en œuvre pour contrer le contrôle russe sur l'Ukraine et faire entrer le pays dans la sphère d'influence occidentale, par le biais d’une éventuelle adhésion à l'Union européenne et à l'Otan. Il est fort probable que la Russie ne souhaite pas annexer l'Ukraine (à l'exception de la Crimée, du Donbass et d'un corridor intermédiaire, voire d'Odessa). Elle souhaite toutefois y installer un gouvernement qui ne soit pas pro-occidental, et l'intégrer à l'UEEA, ainsi qu’au « pendant russe de l'Otan » : l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC).
Tsarisme 2.0 : le nationalisme grand-russe de Poutine
La guerre actuelle est donc essentiellement motivée par des raisons économiques et géostratégiques. Cependant, le régime de Poutine invoque une idéologie basée sur la Russie tsariste pour rallier la population à sa cause. Le discours « chauviniste grand-russe », pour reprendre les mots de Lénine, permet de dissimuler, derrière la puissance militaire et la revendication d'une sphère d'influence, la faiblesse intrinsèque de l'économie nationale et l'incapacité du régime à améliorer le bien-être général de la population.
L'Ukraine joue un rôle très important dans ce discours. Poutine a précisé sa vision de la place de l'Ukraine dans son nationalisme russe tsariste lorsqu’il a annoncé la reconnaissance des républiques populaires de Lougansk et de Donetsk le 21 février, et dans un essai de 2021. D'une part, il déclare : « L'Ukraine n'est pas seulement un voisin pour nous, mais une partie inaliénable de notre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel. [...] Depuis des temps immémoriaux, les habitants du sud-ouest de ce qui a historiquement toujours été une terre russe, se sont toujours appelés Russes et Chrétiens orthodoxes, aussi bien avant le XVIIe siècle, lorsqu'une partie de la région a été incorporée à l'État russe, qu'après. » Dans cet extrait, il fait référence aux régions de l'est et du sud de l'Ukraine, appelées Novorossiya, depuis l'époque de leur annexion.
D'autre part, il qualifie l'actuel État ukrainien de « création des bolcheviks, qui a vu le jour juste après 1917, lorsque Lénine et ses camarades, sans demander l'avis du peuple, ont séparé une partie de la Russie et l'ont appelée Ukraine. Staline a étendu cette zone avant et après la Seconde Guerre mondiale, pour inclure des parties de la Pologne, de la Roumanie et de la Hongrie. Khrouchtchev a finalement ajouté la Crimée en 1954, pour des raisons qui ne sont pas claires. » En d'autres termes, Poutine remet en question la légitimité même de l'existence de l'Ukraine actuelle. De plus, il désigne Lénine et les bolcheviks comme des ennemis.
Lénine attachait en effet une grande importance à l'émancipation des différentes nationalités vivant dans la Russie tsariste. Il décrivait le chauvinisme grand-russe comme un vestige réactionnaire du système tsariste et un danger mortel pour l'unité de la classe travailleuse qui, en Union soviétique, rassemblait de nombreuses nationalités différentes : outre les personnes d’ethnie russe, il y avait aussi des travailleurs kazakhs, ouzbeks, géorgiens, biélorusses, arméniens, azerbaïdjanais, tadjiks, ukrainiens, tchétchènes, lettons…
Matveev décrit cette « idéologie grand-russe » comme suit : « Pour comprendre le nationalisme russe, il faut se rappeler qu'il existe deux mots pour désigner les Russes dans la langue russe. D'abord, il y a "Rossiyskiy", qui a trait à l'appartenance à la nation russe contemporaine, en tant que citoyen de la Fédération de Russie. Deuxièmement, il y a "Russkiy", qui a un caractère ethnique et culturel. Auparavant, Poutine utilisait habituellement "Rossiyskiy", mais en 2012, il a commencé à utiliser "Russkiy" de plus en plus souvent, par exemple en parlant de la Crimée. Il présentait la Crimée comme le lieu de naissance de la civilisation Russkaya, et non de la civilisation Rossiyskaya. Le nationalisme russe a désormais acquis cette composante ethnique, qui a fini par s'exprimer dans un amendement constitutionnel stipulant que l'État est formé par le peuple Russkiy. »
Pourquoi certains États clés du Sud refusent-ils de sanctionner et parfois même de condamner la Russie pour cette guerre ?
En dehors de la confrontation directe entre la Russie et l'Ukraine, qui est soutenue par l'Europe et les États-Unis, des intérêts bien plus importants sont en jeu. C'est également ce que reconnaît le président américain Biden, qui affirme que le monde se trouve à « un tournant » qui « se produit toutes les trois ou quatre générations » et qu'il « appartient aux États-Unis d’en déterminer l'issue ».
La déclaration commune sino-russe que Poutine et le président chinois Xi ont présentée le 4 février, à l’occasion de l'ouverture des Jeux olympiques d'hiver à Pékin, explicite clairement l'intention des deux hommes de rejeter le nouvel ordre mondial de Biden : « La Russie et la Chine s'opposent aux tentatives des puissances extérieures de porter atteinte à la sécurité et à la stabilité dans leurs zones frontalières respectives. Elles lutteront contre l'ingérence des puissances extérieures dans les affaires intérieures des États souverains sous quelque prétexte que ce soit, s'opposeront aux révolutions de couleur et renforceront leur coopération dans tous ces domaines. » En ce qui concerne la Chine, la situation est très claire : le pays est lui-même la cible d'une agressivité croissante de la part des États-Unis, et a besoin de la Russie comme alliée.
De toute évidence, Xi Jinping n'avait pas exactement en tête une attaque militaire contre un État souverain. Néanmoins, la Chine, tout comme l'Inde, le Pakistan, l'Iran, l'Afrique du Sud, le Mexique, le Brésil (en fait, tous les États non occidentaux à l'exception du Japon et de la Corée du Sud) refuse d'imposer des sanctions à la Russie. Les conséquences de la guerre économique contre la Russie posent de graves problèmes aux pays du Sud, car elles perturbent l'ensemble de l'économie mondiale. Elles engendrent des pénuries de produits de base tels que les denrées alimentaires et l'énergie, et entraînent de fortes hausses de prix et l'inflation. En outre, la plupart des pays du Sud ne voient aucune raison de traiter cette invasion différemment des innombrables invasions et violations du droit international et des droits humains commises par les États-Unis et l'Europe au cours des deux dernières décennies, marquées par la « Global War on Terror » (guerre contre le terrorisme). Pensez à l'Afghanistan, à l'Irak et à la Libye : aucune sanction n'a été imposée. De même, l’occupation israélienne du territoire palestinien et la guerre que l'Arabie saoudite et les Émirats mènent contre le Yémen n'incitent pas l'Occident à imposer des sanctions aux responsables.
Quant aux pays des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et aux États comme le Pakistan, le Mexique ou l'Égypte, ils considèrent ce conflit comme une guerre par procuration entre l'Otan et la Russie, dont l’objectif est de mettre fin à l'hégémonie étasunienne ou de la perpétuer. Certains accusent même l'Otan plutôt que la Russie d'être responsable du conflit. C'est ce qu'affirme le président sud-africain Cyril Ramaphosa : « La guerre aurait pu être évitée si l'Otan avait tenu compte des avertissements de ses propres dirigeants et fonctionnaires au fil des ans, qui avaient prévenu que son expansion vers l'est entraînerait plus, et non moins, d'instabilité dans la région. »
En outre, il faut prendre en compte le caractère tout simplement incontournable de la Russie dans l'économie mondialisée : de nombreux pays du Sud sont fortement dépendants des céréales, des engrais, du pétrole et du charbon russes. Sanctionner ces produits signifierait la famine et le suicide économique pour de nombreux pays. Dans une situation post-pandémie où de nombreux pays à revenu faible ou intermédiaire supportent déjà une énorme dette qui a freiné leur croissance économique, et font face à une montée en flèche des prix de l'énergie, des matières premières et des denrées alimentaires, ils ne peuvent supporter un fardeau supplémentaire. De nombreux pays du Sud sont entravés dans leur développement par leur position de fournisseurs périphériques de matières premières et de main-d'œuvre bon marché sous l'impérialisme occidental. Plus de trente d'entre eux sont eux-mêmes touchés par les sanctions occidentales.
Le Pakistan a signé un nouvel accord commercial avec la Russie depuis le début de la guerre, tandis que l'Inde et la Russie ont mis en place un système de paiement basé sur le rouble et la roupie pour contourner les sanctions. La pression brutale exercée par les États-Unis, notamment sur la Chine, le Mexique et l'Inde, pour qu'ils sanctionnent la Russie, montre clairement l’ampleur des enjeux pour les États-Unis. Mais alors que les dirigeants occidentaux se vantent de leur unité (chancelante) retrouvée, force est de constater que l'Occident n'a pas, en réalité, le soutien de l'ensemble de la communauté internationale.
1 Jean-Robert Raviot, « Le "poutinisme" : un système prétorien ? », Russie.Nei.Visions, n° 106, Ifri, mars 2018.
2 Z. Brzezinski, The Grand Chessboard : American Primacy and Its Geopolitical Imperatives, 1997, Basic Books.