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L'Union européenne à l'heure du coronavirus : solidarité ou égoïsme financier ?

En pleine crise, l'Europe refuse la solidarité structurelle. L'Italie et l'Espagne sont autorisées à faire des emprunts supplémentaires pour les soins de santé, mais pas pour des mesures sociales ou économiques, et restent soumis aux mesures d’austérité européennes. Pourtant, une autre approche est possible. Une approche qui donne la priorité au social, mais nécessite de rompre avec les dogmes de l’austérité.

Samedi 11 avril 2020

Marc Botenga, député européen du PTB

« Je mets en garde contre un chèque en blanc pour les dépenses irresponsables de la gauche. » Voilà ce qu’a déclaré Sander Loones, député fédéral de la N-VA. Cette fois-ci, il ne parle pas de la Wallonie, mais bien de demandes pour les pays européens les plus touchés par la crise du coronavirus, l'Italie et l'Espagne. Comme les dirigeants de l'Allemagne et des Pays-Bas, la N-VA continue à s'opposer à une solidarité minimum au sein de l'Europe. Nous vivons la pire crise depuis la Seconde Guerre mondiale, et l'Union européenne est loin d’être à la hauteur. La toute première réaction du gouvernement allemand après le déclenchement de la crise du coronavirus a été d'interdire l'exportation de masques de protection vers l'Italie.

De quoi susciter la colère des Italiens et des Espagnols, qui ont le sentiment d'être abandonnés, comme l’a fait remarquer à la Chambre le président du PTB, Peter Mertens. « Anna est infirmière dans un hôpital de Crémone, en Lombardie, la région italienne la plus touchée par le coronavirus. Elle se demande : "Où est l'Europe ? Où est l'Union européenne ? Pourquoi est-ce que l’Europe est toujours là pour demander de couper dans les soins de santé, mais, quand il s’agit de solidarité, il n’y a plus personne ?" Entre 2011 et 2018, la Commission européenne a envoyé 63 recommandations à des États membres pour qu'ils fassent des coupes dans leurs soins de santé. Le député européen de gauche espagnol Manu Pineda, dénonce : « L'Union européenne n'est pas une alliance de solidarité et de fraternité entre les peuples, comme elle le prétend, mais un consortium des conseils d'administration de grandes multinationales et de grandes banques. »

La crise du coronavirus et l'arrêt de l'activité économique pendant plusieurs semaines auront un impact économique énorme. La grande banque italienne Unicredit parle même de la « mère de toutes les récessions » et prévoit une réduction de 13 % du PIB pour la zone euro. Les pays du Sud sont à nouveau les plus touchés. Pour l'Italie, on parle de -15 %, pour la Grèce, -18,6 % et, pour l'Espagne, -15,5%. Cela représente une perte de centaines de milliards d'euros par pays. C'est donc précisément aujourd’hui que l'Union européenne doit faire preuve de solidarité concrète.

En ce qui concerne l'aide aux pays, deux options distinctes étaient sur la table des ministres des Finances de la zone euro, le tristement célèbre Eurogroupe. Aucune n'était gratuite. Il s'agissait toujours de prêts.

Option 1 : les euro-obligations

Une option, défendue par les pays du Sud, était de faire des emprunts communs. On les appelle euro-obligations, obligations corona ou Eurobonds. C'est une forme de solidarité, car, aujourd'hui, tous les pays n'empruntent pas au même taux d'intérêt. Emprunter de l'argent sur les marchés financiers est beaucoup plus cher pour l'Italie ou l'Espagne, car ces pays sont considérés comme plus vulnérables, que pour l'Allemagne. Grâce aux obligations d'État européennes communes, on peut résoudre ce problème. Ainsi, tous les pays pourraient être en mesure d’ emprunter de l'argent à un taux commun. Cela aiderait des pays comme l'Espagne et l'Italie à surmonter cette crise à moindre coût.

Mais c’était sans compter les gouvernements de droite de l'Allemagne, des Pays-Bas et de l'Autriche, toujours avec le soutien de la N-VA. Pour ces pays, qui ont bénéficié de l'introduction de l'euro et du marché unique, la solidarité ne compte pas. Angela Merkel a déclaré il y a des années déjà qu’il n’y aurait pas d’euro-obligations de son vivant.1 Le gouvernement néerlandais de Mark Rutte s'est tellement acharné contre toute forme de solidarité qu'il a même subi les critiques de sa propre coalition. En 24 heures à peine, 60 économistes néerlandais ont rédigé un manifeste enflammé : avec une monnaie commune, il doit aussi y avoir de la solidarité. D'autant plus que les Pays-Bas sont en bonne santé économique et que personne n'a intérêt à ce que l'Italie fasse faillite demain. Mais il se pourrait que certains cyniques des grandes entreprises allemandes espèrent secrètement racheter des pans entiers du patrimoine italien, si demain l'Italie se retrouve au bord de la faillite. Comme ils l'ont fait en 2015, en achetant des îles et des aéroports grecs pour une bouchée de pain, après que le gouvernement grec ait été mis à genou.

Option 2 : un fonds de Stabilité, ou l'étranglement accommodé d’un peu de lubrifiant

Une deuxième option concernait les 410 milliards d'euros du mécanisme européen de stabilité (MES). Ce fonds offre des prêts aux pays en difficulté. Cependant, ces emprunts sont normalement assortis de conditions strictes concernant des réformes structurelles, des privatisations et le démantèlement des services publics. Comme pour la Grèce et d'autres pays sous la tutelle de la troïka européenne. Vous empruntez de l'argent, puis votre pays est mis en vente. C'est pourquoi la population italienne ne veut rien savoir de ces prêts. Mais les Pays-Bas, l'Allemagne et la N-VA ont insisté pour mettre en œuvre ce MES. Alors que le député N-VA Sander Loones mettait en garde contre les « irresponsables de gauche », le député européen Johan Vanovertveldt (N-VA) a exigé explicitement des conditions. Steffen Klusmann, rédacteur en chef du journal allemend Spiegel, a répondu avec verve à ces deux intervenants : « L'impact de la pandémie du coronavirus a entraîné une tragédie humaine et médicale en Italie et en Espagne - notamment en raison des sévères mesures d'austérité qui leur ont été imposées par Bruxelles. Et non parce qu'ils vivaient au-dessus de leurs moyens. » Les mesures d'austérité en question ont d’ailleurs été appliquées avec beaucoup de zèle par la N-VA en Belgique entre 2015 et 2018 et, comme l'a déclaré Jan Jambon sur VTM, elle entend bien les appliquer à nouveau, y compris dans le secteur des soins de santé.

Le gouvernement italien a solennellement promis à sa population de ne jamais approuver le MES, mais, sous la pression, il a quand même cédé. Qu'a-t-il obtenu en échange ? Pas grand-chose. Surtout, qu’il n'y aura pas de conditions strictes pour les prêts concernant spécifiquement les soins de santé. En d'autres termes, l'Italie ne sera pas sanctionnée pour l’argent qu’elle empruntera pour ses soins de santé. Il ne manquait plus que ça. Toutefois, les règles budgétaires européennes restent d’application. Cela signifie que l'argent devra être remboursé plus tard, avec intérêts. Et si, pour cela l'Italie devait avoir besoin d'un autre prêt, elle sera à nouveau soumise à la surveillance européenne.

Quant à l'argent qui serait utilisé pour des mesures sociales ou économiques, il est lui assorti de conditions strictes. Les obligations communes et un autre fonds de sauvetage feront l’objet de discussions ultérieures.

Les héros d'aujourd'hui ne doivent pas être les vaches à lait de demain

La première priorité devrait être que les programmes de sauvetage ne deviennent pas un énorme transfert d'argent des contribuables, des salariés, vers les grands actionnaire. Cela vaut pour tous les pays. L'argent injecté dans l'économie ne doit pas profiter en premier lieu aux banques et aux spéculateurs financiers, comme cela a été le cas en 2008. Cela vaut également pour le budget européen, qui est constitué de l'argent de nos contribuables. Autrement dit, l'argent des salariés allemands et néerlandais ne doit pas aller au milliardaire espagnol ou italien. Nous avons besoin de la solidarité entre les travailleurs et travailleuses, entre pays et au sein des pays.

Les travailleurs sont déjà passés à la caisse suite à la crise bancaire. Suite à une politique d'austérité drastique, le sauvetage des banques a été financé par la population. Moins de services publics, moins de pensions, moins de salaire. Aujourd'hui, il faut que ce soit l'inverse. Ce ne sont pas les travailleurs, ceux qui sont aujourd'hui en première ligne contre le virus, qui devront payer pour la crise économique demain. C'est pourquoi nous devons examiner de près qui va payer et où va aller cet argent. Une augmentation générale des salaires pour tous ceux qui sont en ce moment au front, des investissements massifs dans les services publics et des pensions plus élevées semblent d’ores et déjà de bonnes pistes.

En outre, nous avons également un besoin urgent d'une fiscalité équitable. Ce sont les épaules les plus fortes qui doivent porter les charges les plus lourdes. Que ceux qui ont bénéficié de la crise bancaire donnent enfin quelque chose en retour. Une telle idée constitue un blasphème pour la N-VA et les libéraux de tous les pays. Au Parlement, Peter Mertens a proposé une taxe sur les grosses fortunes. Des économistes tels que Gabriel Zucman et Emmanuel Saez lancent aujourd'hui un appel en faveur de l'introduction d'un impôt européen sur la fortune. C’est ce que l'Allemagne a fait après la Seconde Guerre mondiale : un impôt sur le capital pour financer la reconstruction et une nouvelle banque d'investissement. C'était un moyen de faire en sorte que les plus riches contribuent réellement. Le 1 % des plus riches possède environ 20 à 25 % de la richesse totale en France, en Allemagne ou en Espagne. Un impôt sur la fortune prélevé sur les Européens les plus riches générerait des recettes fiscales tout en préservant le portefeuille de la classe des travailleurs.

Nous devons aussi exiger que les spéculateurs contribuent aussi, par une véritable taxe Tobin, une taxe sur les transactions financières. Dix États membres de l'Union européenne, dont la Belgique, se sont penchés pendant des années sur l'introduction de cette taxe Tobin. Mais, par toutes sortes d'astuces, le gouvernement Michel a saboté l'initiative, sous les applaudissements nourris de la N-VA. Aujourd'hui plus que jamais, c’est à la Belgique de prendre les devants dans la lutte contre la spéculation. En faisant payer les spéculateurs grâce à une ambitieuse taxe Tobin.

En troisième lieu, il devrait également y avoir, à l'échelle européenne, un impôt minimum pour les grandes entreprises. Aujourd’hui, les États membres sont mis en concurrence les uns avec les autres pour voir qui fera payer le moins d’impôts possible aux multinationales. Nous avons au contraire besoin d'un taux d'imposition minimum effectif de 25 % pour les grandes entreprises au niveau européen. C'est une solution prudente, mais un moyen efficace de lutter contre les paradis fiscaux au sein de l'Union. Notamment les Pays-Bas, où les multinationales paient régulièrement moins de 5 % d’impôts. Le Réseau pour la Justice Fiscale a calculé que cela prive d'autres pays de milliards d'euros en rentrées fiscales. Chaque année, la France perd 2,7 milliards, l'Italie 1,5 milliard et l'Espagne près d'un milliard.

Rompre avec la concurrence, pour une Europe de la solidarité

L'Union européenne actuelle est fondée sur la concurrence de tous contre tous et sur l'inégalité entre les pays et les personnes. C’est que Peter Mertens expliquait déjà en 2011 dans son livre « Comment osent-ils ? ». Le développement de champions de l'exportation, l'Allemagne en tête, s'accompagne d'un endettement et d'un sous-développement du secteur productif dans les pays de la périphérie sud de l'Europe, comme le Portugal, la Grèce et l'Espagne, mais aussi en Europe de l'Est. Cette compétition est en train de diviser le continent. Au cours des dernières décennies, des régions entières ont été transformées en déserts industriels. L'Union européenne fabrique des inégalités à la chaîne. L'Italie a perdu environ un quart de sa capacité de production industrielle en 20 ans. Les pays d'Europe de l'Est se vident littéralement. La Bulgarie, la Roumanie, la Lituanie, la Lettonie, etc. Ils ont tous perdu entre 15 % et 25 % de leur population. Des millions de personnes qui ont dû chercher ailleurs un emploi et une vie.

Cette Europe-là n'a pas d'avenir. Sans coopération et sans solidarité, l'Europe ne peut pas exister. Les euro-obligations ne sont bien sûr pas une baguette magique qui supprimera toutes les inégalités. Elles ne pourront effacer des décennies d’austérité, pas plus qu'elle n'annuleront la concurrence acharnée qui règne au sein de l'Union européenne. Pour cela, il nous faudra des mesures bien plus radicales. Pour cela, nous devons, par exemple, rompre définitivement avec les dogmes austéritaires du Pacte de stabilité. Pour cela, nous devons donner la priorité au progrès social sur les libertés économiques des grandes entreprises. Tant que nous ne construirons pas une Union fondée sur la solidarité et la coopération, où les transferts financiers et l'aide sont possibles entre les pays exportateurs plus forts et les pays importateurs plus faibles, les réflexes antisociaux prévaudront.


1. Mais tout le monde n'est pas d'accord. Saskia Esken, chef du SPD : "La responsabilité partagée n'est pas seulement une question de solidarité. En tant que "premier de la classe", en tant que champion du monde des exportations, nous savons parfaitement qu'en fin de compte, nous ne pourrons surmonter la crise qu'ensemble. Plus vite toutes les économies européennes se redresseront, plus vite l'industrie allemande de l'exportation retrouvera son ancienne - ou mieux encore : sa nouvelle - vigueur."