Le scandale Nethys, Elicio et l’enjeu de répondre à l’urgence climatique
Elicio est une société publique qui possède un grand patrimoine d'éoliennes, dont une part importante en Mer du Nord (ce qu’on appelle offshore). C'est une filiale de l'intercommunale Enodia (ex-Publifin). Elle est en passe d'être revendue à des opérateurs privés. Cette privatisation serait une catastrophe écologique et sociale. Pour le PTB, Elicio doit rester une entreprise publique et devenir un chaînon dans un réseau d’intercommunales qui se concentrent exclusivement sur la production d'énergie renouvelable. Jo Cottenier et Damien Robert
Pour vraiment saisir l’importance nationale du dossier Elicio, il faut avoir une vue sur la place de l’offshore dans la politique énergétique nationale. Car la construction d’éoliennes en mer est sans doute le seul domaine dans lequel la Belgique excelle dans la transition vers des énergies renouvelables. Malgré la dimension très réduite de la zone territoriale en mer du Nord, nous sommes cinquième au niveau mondial en capacité des éoliennes offshore. Cette capacité devrait atteindre plus de 2 gigawatt (GW) en 2020, pour être étendue rapidement par après vers 4 GW et peut-être même plus.
Pour donner une idée de ce que cela représente dans l’ensemble des besoins d’énergie électrique, il faut rappeler que le pic de demande d’électricité, c’est-à-dire la capacité maximale qu’il faut atteindre pendant les jours les plus noirs et les plus froids, tourne autour des 12 GW. Les centrales nucléaires peuvent en fournir pour l’instant environ 6 GW et sont vouées à fermer au plus tard en 2025. C’est dire qu’avec sa capacité potentielle de 4 GW, l’offshore occupe une place extrêmement importante dans le cadre de la transition énergétique. D’autant plus que dans les autres domaines, les efforts sont lamentables.
Le cas exceptionnel de Elicio
Il se fait que dans ce contexte, il y a Enodia (ex-Publifin), une intercommunale liégeoise qui contrôle par le biais de Nethys plusieurs entreprises publiques, dont Elicio, qui a des participations importantes dans les parcs offshore belges. Elicio est l’actionnaire principal (50%) dans le parc Norther, le dernier parc d’éoliennes maritimes construit, qui produit une capacité totale de 370 MW. L’entreprise est également l’actionnaire majoritaire (70%) dans la société d’investissement Otary, qui est le principal actionnaire du parc Rentel (capacité 800 MW) et du futur parc Seamade (capacité 487 MW prévue pour 2020).
Elicio possède encore 37 éoliennes onshore en Belgique (surtout en Flandre), 69 éoliennes en France (surtout en Bretagne) et 25 éoliennes en Serbie. Ce patrimoine public est un des axes principaux d’une politique énergétique du futur.
C’est ce patrimoine que l’Intercommunale Enodia devrait vendre pour 1 euro au Holding Ardentia, propriété de Pierre Meyers, François Fornieri et Stéphane Moreau. Le premier est ancien co-propriétaire de la multinationale CMI (devenue aujourd'hui le groupe John Cockerill) et actuel président du conseil d'administration de Nethys. Le deuxième est un des hommes les plus riches de Wallonie (avec une fortune personnelle de plus de 365 millions d’euros) et est président du comité de rémunération du conseil d'administration de Nethys. Le troisième est Stéphane Moreau, l'administrateur délégué de Nethys.
La casse du siècle
Ce projet a fait couler beaucoup d'encre car cette vente aurait été décidée dans le plus grand secret trois jours avant les élections. De plus, il s'agit d'une privatisation pure et simple d’un joyau par les personnes qui sont censées le gérer en tant qu'administrateurs publics. Ce sont les mêmes personnes qui ont bradé le prix de vente de la société qui se la rachètent pour eux même …
La vente de Elicio pour un euro symbolique a été justifiée par le président de Nethys par une prétendue mauvaise santé financière de la société. C’est faux ! La presse financière parle à juste titre du « casse du siècle ». Si Elicio a bien des dettes importantes (notamment à l’égard de Nethys), cet endettement est lié à des investissements qui vont rapporter gros dans les années à venir. Il faut savoir que tout investissement dans les énergies renouvelables est fortement subsidié, que ce soit l’offshore, l’onshore ou les photovoltaïques. Pour l’offshore, le producteur reçoit un subside qui lui permet de récupérer l’investissement en plus du prix de production et de maintenance et qui lui promet un bénéfice royal pendant une période de 19 ou 20 ans. Ce subside est intégré dans le prix de distribution de l’électricité que nous consommons tous.
D’ailleurs, le subside attribué pour les concessions Norther et Rentel, les parcs éoliens maritimes en activité appartenant à Elicio, est particulièrement avantageux. Une négociation entre les pouvoirs publics et les titulaires de concessions domaniales individuelles a abouti à un subside de respectivement 129,8 et 124 euros par MWh pour Rentel et Norther, avec une période de soutien limitée à 19 ans. La CREG avait calculé en 2016 que ce subside est largement supérieur aux subsides accordés aux Pays-Bas pour les parcs Borssele I et II en Hollande. Si on appliquait le mécanisme appliqué en Hollande aux parcs Rentel et Norhster d’Elicio, ceux-ci ne seraient plus subsidiés qu’à 78,27 euros par MWh (voire à 84,27 euros en fonction de corrections possibles) au lieu de 124 et 129,8 euros par MWh en vigueur... De plus, Le prix de production des éoliennes descend très vite, de sorte que le système de soutien pour les dernières concessions, celles de Northwester 2, Mermaid et Seastar (Seamaid) a déjà été revu. Le subside a été abaissé à 79 euros par MWh et la période de soutien a été fixée à 17 ans. Les conditions dont bénéficient les éoliennes de Elicio garantissent donc un retour sur investissement rapide et de gros profits.
L'appétit des ogres
Il est évident que la privatisation des parts de Elicio dans Rentel et Norther permettra à ses acquéreurs de faire le maximum de bénéfices en exploitant eux-mêmes l’infrastructure ou en la revendant à un concurrent. Une telle perspective suscite l’appétit majeur de tous les acteurs capitalistes du secteur et le premier intéressé est la multinationale Engie, qui veut se débarrasser au moindre prix des centrales nucléaires et se reconvertir dans le renouvelable, à condition d'y faire le maximum de profit.
Par ailleurs, la SRIW (société régionale d'investissement wallonne) aurait déclaré être candidate au rachat. Selon un courrier envoyé à l’intercommunale Enodia, elle se serait portée acquéreuse : « Nous voudrions par ce courrier vous indiquer que, si une procédure ouverte de vente d’Elicio était lancée, la SRIW pourrait (…) réunir un consortium, composé notamment d’industriels, d’investisseurs du secteur et/ou d’acteurs financiers, en vue de remettre une offre ».
Donc, pour le moment, il y a deux scénarios : soit Elicio est directement vendu au privé, soit Elicio est vendu à la SRIW qui va soutenir, avec l'argent public, des industriels privés qui vont considérer et organiser leurs investissements dans l'énergie éolienne en fonction du profit à en retirer. Ces deux scénarios sont mauvais.
Dans tous les cas, ces scénarios de vente d’Elicio aboutissent au même résultat : l’autorité publique s’est endettée pour prendre l’initiative de départ et le privé va encaisser les profits par la suite.
Le vrai enjeu : quel levier pour la transition énergétique de demain ?
Le conflit d’intérêt et la manière dont ces opérations ont été menés sont un scandale en terme de moralité et de transparence. Mais notre indignation ne doit pas s’arrêter là. Car la position de Elicio dans les énergies renouvelables pose le débat de la privatisation d’un bien public essentiel pour résoudre le défi climatique, et plus fondamentalement de savoir qui va déterminer nos choix énergétiques de demain et donc la réussite ou non de la transition énergétique dont nous avons besoin.
Aujourd'hui, le rôle du public est le suivant : le gouvernement est tout au plus un instrument de subventions et d'allégement fiscal pour les entreprises privées, faisant confiance au marché pour qu’il s’acquitte de nouveaux investissements. Le gouvernement se porte garant pour absorber les risques et assurer les rendements futurs. Et au final, la décision d'investir appartient aux détenteurs du capital et les bénéfices reviennent aux actionnaires. Tout au plus, on permet aux pouvoirs publics d'investir principalement pour combler des lacunes, par exemple avec des projets risqués mais prometteurs pour lesquels le financement est difficile ou avec des processus d'innovation à long terme pour stimuler de nouveaux marchés et des investissements privés.
C'est cette politique qui fait que nous sommes très loin des objectifs qu'il est impératif d'atteindre en matière de réduction de CO2. C'est cette politique qui doit fondamentalement changer. Si la Belgique veut vraiment prendre sa part de responsabilité dans l’effort international pour empêcher le réchauffement climatique, il faudra préserver ce qui est déjà public et investir beaucoup plus de ressources financières publiques dans la transition durable. Il y a bien sûr les investissements nécessaires à faire dans les logements (rénovation, isolation…) et le transport public pour réduire la consommation d’énergie, dans l’efficacité énergétique avec notamment la récupération de chaleur et la cogénération chaleur-électricité... Mais c’est surtout l’importance de faire des investissements massifs dans le renouvelable qui est en jeu.
Prendre exemple sur Munich
Pour y arriver, il faut donc préserver les patrimoines publics existants comme Elicio, arrêter tous les plans de privatisation en cours et prendre exemple sur les grandes sociétés publiques d’énergie verte allemande, comme celle créée en 2007 par Munich.
La capitale bavaroise est la troisième ville d'Allemagne, compte plus d'un million et demie d'habitants et, avec la fin du nucléaire, a décidé de prendre en charge son indépendance énergétique en construisant depuis 2007 son propre service public d’approvisionnement en énergie. « Aujourd'hui, la totalité de l'approvisionnement en énergie est entre les mains d'un oligopole de géants de l'énergie privés. Ils investissent à contrecoeur dans les énergies renouvelables. Si vous voulez construire une économie durable, vous devez vous débarrasser de la maximisation des profits à court terme », déclarait le maire Dieter Reiter.
En 12 ans, la société publique locale « Stadtwerke München » (SWM) a mis en place sa propre chaîne de production d’énergies renouvelables comprenant 24 installations photovoltaïques, 14 centrales hydroélectriques, une installation de cogénération avec des copeaux de bois, une installation de valorisation du biogaz, cinq installations géothermiques (deux pour la production de chaleur pure) et une centrale éolienne.
Quels sont les résultats obtenus ? Munich est devenue une ville pionnière de la transition durable. La société munichoise prévoit qu'en 2021, elle disposera d'une capacité d'énergie renouvelable sous sa propre supervision pour 70% de la population urbaine, ce qui correspond aux besoins de tous les ménages et aux transports en commun électriques.
Bien entendu, des investissements substantiels ont été réalisés. La SWM a déployé un budget de 9 milliards d'euros depuis 2008. Cela n'a été rendu possible que par l'existence d'une volonté politique qui a créé cette société publique, qui a abandonné les mécanismes du marché pour financer la production verte et qui a pu compter sur le soutien de la banque publique d'investissement Kfw (Kreditanstalt für Wiederaufbau) pour y arriver.
Sans plan d’ensemble, pas de transition possible
L’enjeu est de poids. Il faut une vision d’ensemble pour une transition urgente, dont les experts du GIEC ont fixé le délai maximal à 12 ans pour respecter l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5°C. C’est dire qu’il faut des investissements massifs dès aujourd’hui, à un rythme de 10 milliards supplémentaires par an jusqu’en 2030. Bien sûr que le privé fera tout pour investir par ci par là dans la transition écologique, à condition que ce soit rentable. Pour l’instant, cela veut dire surtout sucer au maximum les subsides garantis par les autorités publiques.
Mais avec des intérêts dispersés, dépendants du marché et du profit privé, on ne construit pas une politique de transition cohérente, on ne répond nullement à l’urgence et à la nécessité de vision globale. Ceci exige au contraire l’intervention, l’initiative et la mobilisation publiques.
La politique énergétique du futur doit être en rupture totale avec le système énergétique actuel, contrôlé par des multinationales comme Engie et dépendant de grandes centrales nucléaires ou fossiles. Le réseau sera fourni par une production décentralisée de renouvelables. Ce réseau devra être intelligent pour intégrer les éoliennes et le photovoltaïque, une production locale, publique ou coopérative. Cette vision d’ensemble doit être gérée et organisée par les pouvoirs publics, avec une transparence totale et en symbiose démocratique avec les populations locales. C’est la raison pourquoi nous prônons un réseau d’intercommunales, de producteurs et distributeurs d’énergie, assemblés dans des sociétés d’énergie provinciales et publiques. C’est dans un tel ensemble que doit être intégrée une entreprise comme Elicio.
« Qui dit renouvelable, dit stockage » ou comment comprendre l’intérêt de John Cockerill sur Elicio
Ce n'est pas non plus un hasard de trouver la multinationale John Cockerill dans le consortium qui veut racheter Elicio.
Comme chacun le sait, l’énergie renouvelable provenant du vent et du soleil est « intermittente » et n'est pas aussi constante que les centrales nucléaires. Il est impossible de prédire combien d'énergie le vent et le soleil vont fournir. Donc, les énergies renouvelables ne peuvent jamais devenir dominantes et constituer la base de l’approvisionnement en énergie si le problème du stockage d'énergie n’est pas résolu.
Les solutions existent. Elles passent par des nouvelles technologies qui ont dépassé le cadre de l’expérimentation et qui doivent maintenant être généralisées à l'ensemble de la production, des transports et de la société. Ces technologies sont celles de l'hydrogène (issu de l’électrolyse de l’eau) qui permet le stockage, ainsi que la production de piles à combustible (qui permettent la production de l'électricité en retour, à partir de l'hydrogène).
Or, la multinationale John Cockerill, qui est active dans la production d'armement mais aussi dans l'énergie renouvelable, vient justement de se lancer sur la piste hydrogène. Cockerill vient de fonder une société en Chine qui se spécialise dans les applications hydrogène en vue des Jeux Olympiques d’hiver en 2021, que la Chine veut gérer intégralement avec de l’énergie sur base d’hydrogène. L’intérêt de Cockerill dans la vente d’Elicio provient de là. La Belgique aussi devra un jour découvrir la piste hydrogène et Cockerill compte bien en profiter.
Le RedGreen Deal
Pour tourner le dos aux politiques libérales qui nous mènent dans l’impasse climatique, le PTB défend son Redgreen Deal, un plan social et écologique qui permet de revenir au niveau des investissements publics que la Belgique consacrait dans les années 1970.
Le RedGreen Deal propose 5 milliards d’investissements « de rattrapage » par an dans notre infrastructure sociale, dont le logement social et les transports publics du pays. Et un même montant pour des investissements « du futur » dans la transition durable, la recherche et la numérisation. S’y ajoute une contribution obligatoire pour les 300 sociétés grosses émettrices de CO2 en Belgique. Des normes d’émission contraignantes devraient remplacer le marché des droits d’émissions actuel qui n’oblige pas du tout de suivre un rythme de réduction de 10 % par an. Avec des normes contraignantes, les gros émetteurs industriels, qui sont à l’origine de 45 % des émissions en Belgique, devraient prendre leur part des investissements dans la transition durable, à hauteur d’environ 5 milliards par an.
La partie publique et écologique du RedGreen Deal repose sur deux piliers. La mise sur pied d'une société publique d’investissement au niveau fédéral qui finance les plans sociaux et environnementaux des différents niveaux de gouvernement. Et la création de sociétés publiques provinciales et locales, des intercommunales du secteur de l'énergie, soutenues notamment par des prêts à faible taux d’intérêt ou nuls, par la société publique fédérale de l'énergie, qui gère la transition durable et sociale.