La scission de la Justice et de la police rendront le pays moins sûr et renforceront la justice de classe
Michael Verbauwhede et Herwig Lerouge PS et N-VA ont préparé la scission de la Justice et de la police dans le plus grand secret. Une grande majorité était pourtant contre une réforme de l’État déjà avant les élections… Pour l’instant, ces plans sont mis au frigo. Mais ils pourraient vite revenir sur la table. Qu’est-ce qu’ils contiennent ?
« Le chapitre institutionnel de la note Magnette/De Wever […], c’est pas de l’anecdotique, c’est du lourd. » C’est ainsi que Fabrice Grosfilley, journaliste à RTL, décrivait l’enjeu de la fameuse note des présidents du PS et de la N-VA, début août. Les deux préformateurs ont démissionné entretemps. Mais cela ne signifie pas pour autant que leur plan est abandonné. On connaissait déjà le projet confédéral de la N-VA. Les négociations nous ont également permis de (re)découvrir le régionalisme profondément ancré au sein du PS.
En effet, en plus de la scission de la Santé, la note PS/N-VA entendait aussi régionaliser la Justice et la police. Or, la Justice est l’organe qui garantit que, au moins en théorie, tous les citoyens d’un État sont traités de façon égale. Y toucher, c’est s’en prendre à cette notion d’égalité. Quant à la police, elle est le cœur de l’appareil répressif de l’État.
Comme l’exprimait la N-VA avant les élections : « Celui qui est compétent pour rédiger des lois doit aussi être équipé des instruments nécessaires pour en assurer le respect. » Dans son programme, le parti nationaliste proposait donc de scinder la police et la Justice en une section flamande, une bruxelloise et une wallonne. « C’est une conséquence logique de notre vision confédérale », affirmait Jan Jambon (N-VA). Autrement dit : régionaliser ces compétences, c’est un pas de plus vers la scission complète du pays.
Si la note De Wever/Magnette se concrétise (et rien ne l’exclut malgré leur démission), il ne resterait, au niveau fédéral, que la Défense, les Affaires étrangères, ainsi qu’une partie de la politique économique et de la Sécurité sociale. Le reste serait totalement scindé. Beaucoup critiquent le manque d’efficacité de la police et une justice de classe dans notre pays. Mais est-ce que morceler ces compétences amènera davantage d’égalité et d’efficacité ? Ne serait-il pas mieux de travailler à les améliorer au niveau fédéral ?
Régionaliser la police ? Inefficace et coûteux
« Plus efficace, donc moins cher. » C’est ainsi que la N-VA présente son modèle confédéral. Même son de cloche chez Pierre-Yves Dermagne. Le ministre wallon (PS) du Logement est un régionaliste convaincu. Il défend une réforme de l’État. « L’objectif doit être l’efficacité », dit-il. Selon lui, les magistrats « préfèrent un interlocuteur à Namur plutôt que d’être poliment éconduits à Bruxelles » (Le Soir, 25 juillet 2020). Le ministre prétend que la division de la justice et de la police permettra de résoudre les problèmes de sécurité dans notre pays, de mieux lutter contre la grande criminalité (comme la fraude fiscale) ou d’autres menaces comme le terrorisme. Du côté des nationalistes flamands, via la voix de Lorin Parys (vice-président de la N-VA), on prétexte « une approche plus rapide, plus résolue et plus cohérente de la délinquance ».
En réalité, les arguments des uns et des autres ne tiennent pas la route. En effet, avec une scission de la police, il y aura trois ministres régionaux responsables, au lieu d’un seul actuellement. Chaque ministre disposera de son propre cabinet, de sa propre administration, et surtout de sa propre vision politique. Or, la criminalité ne s’arrête pas à la frontière linguistique. La N-VA le reconnaît, d’ailleurs. Parys envisage même de créer une espèce d’Europol (l’Agence européenne de police où s’échangent les renseignements entre polices nationales, NdlR) à l’échelle nationale, entre les régions.3 Un « BELPOL », chargé de travailler à la coopération entre les trois polices régionales, c’est absurde. Si c'est pour créer une coordination fédérale, pourquoi régionaliser ?
Il y a déjà des résistances à ce mouvement. Elle viennent, notamment, de la police fédérale elle-même, qui craint une perte d’efficacité des organes centraux de lutte contre la délinquance, notamment financière.
Scinder la Justice, c’est la fragiliser davantage
Le même raisonnement vaut aussi pour la Justice. Outre la création de trois ministères de la Justice (au lieu d’un actuellement), il faudra aussi conclure des accords de coopération entre Régions. Cela va coûter du temps et de l’argent. Par ailleurs, il y a un autre risque : celui de ne pas parvenir à un accord, ou d’aboutir à des accords insuffisants. Cela pourrait d’autant plus se produire qu’il n’existe ni règles, ni organe compétent pour trancher en cas de conflit entre entités.
Dans le cadre de la Sixième réforme de l’État, une partie de la Justice a déjà été régionalisée. Ainsi, les maisons de justice gèrent aujourd’hui aussi bien le suivi des condamnés que l’accompagnement des victimes, par exemple. Mais ce n’est pas le cas de tous les services de la Justice. Une série de domaines reste totalement centralisée. C’est le cas de l’Institut National de Criminalistique et de Criminologie (INCC), par exemple. Celui-ci réalise, entre autres, des expertises scientifiques à la demande de l’instruction judiciaire, ou gère les banques de données criminalistiques (ADN, stupéfiants, balles et douilles, etc.). Régionaliser la Justice nécessiterait donc de créer… trois INCC, avec chacun leurs propres laboratoire et matériel pour les analyses. Par ailleurs, le niveau d’expertise exigé ne sera peut-être pas le même d’une Région à l’autre.
L’Association syndicale des magistrats (ASM), et son pendant néerlandophone, Magistratuur en Maatschappij (M&M), ont martelé leur opposition à la régionalisation de la Justice. Une régionalisation amènera « une scission des moyens de la Justice, déjà précaires, ce qui n’est pas une plus-value pour le justiciable. Cela va amener des problèmes de cadre, de suivi ainsi que davantage de frais de fonctionnement... »
Pas tous égaux devant une Justice régionale
Se pose aussi la question de l’égalité des Belges devant la Justice. Comme l’exprimait Frank Moreels, président de l’Union Belge du Transport (UBT-FGTB) sur les réseaux sociaux : « Allons-nous vers une justice à deux vitesses, organisée différemment dans le Sud et dans le Nord du pays ? Les Belges ne sont-ils pas tous égaux devant la loi ? Ou ce droit fondamental doit-il aussi périr sur l'autel des hyper-régionalistes ? Les conséquences ne doivent pas être sous-estimées. Les militants (les grévistes, par exemple) seront-ils ‘jugés’ différemment en cas de conflit, selon la région où l'action a eu lieu ? »
Certes, il faut réformer la Justice. Mais pour la rendre plus démocratique : ses institutions sont encore essentiellement anti-populaires et on peut encore parler de justice de classe. La transaction pénale, par exemple, est profondément injuste. Elle permet à de riches fraudeurs (Stéphane Moreau, Dominique Leroy, Bernard Arnault, …) d’échapper à des procès en payant une amende. « La transaction pénale devient la règle générale pour les grands délinquants financiers », a rappelé Raoul Hedebouw, chef de groupe du PTB à la Chambre début juillet.
Or, la scission renforcerait ces inégalités de classe face à la Justice. D’ailleurs, la N-VA (qui a voté pour la transaction pénale) a toujours défendu une justice à deux vitesses.
Avec la régionalisation, chaque Région pourrait déterminer ses propres procédures et les frais qui y sont liés. Cela pourrait permettre de réaliser un « shopping judiciaire » : choisir la juridiction la plus favorable… Mais qui pourra profiter de ce shopping ? Pas les citoyens ordinaires : cela nécessite de changer de domicile, et de comprendre le français comme le néerlandais. Les seules à pouvoir en profiter seraient les grandes entreprises. Tout comme elles choisissent aujourd’hui leur siège fiscal pour bénéficier des impôts les plus bas possibles, elles pourraient bientôt choisir leur tribunal pour obtenir des jugements plus favorables ou des procédures plus à leur avantage. En d’autres mots, la régionalisation permettrait un renforcement de la justice de classe.
En outre, les moyens pour lutter contre la grande criminalité financière sont aujourd’hui trop faibles, comme le dénonce régulièrement Michel Claise, juge d’instruction. Or, en scindant ces moyens, la N-VA vise, en réalité, à restreindre encore plus les capacités de lutte contre cette criminalité sophistiquée. C’est en droite ligne de la politique que le ministre Johan Van Overtveldt (N-VA) a menée dans le gouvernement Michel I : le député PTB Marco Van Hees avait réussi à prouver qu’il avait diminué le nombre de contrôleurs fiscaux, par exemple.
Le contrôle démocratique et les Droits de l’homme en danger
Ce n’est pas un secret : en voulant régionaliser la Justice, la N-VA vise une politique plus répressive. Les nationalistes veulent « une Flandre sûre et prospère attachée à la primauté du droit et au respect des règles », « un suivi rapide, décisif et cohérent de ceux qui enfreignent les règles et se concentre sur la responsabilité et la limitation de la récidive. » Preuve de leur détermination, le Gouvernement flamand a déjà créé, en 2019, un ministère de la Justice… sans en avoir les compétences.
Le gouvernement flamand de Jan Jambon voulait diminuer les allocations familiales des enfants réfugiés. Cette idée avait été très critiquées par les juristes, et il est fort à parier que la Cour constitutionnelle (fédérale) recalerait le projet. Ainsi, cet organe national permet-il de « faire barrage » à des projets de loi qui bafouent les Droits de l’homme. En régionalisant la Justice, la Cour constitutionnelle pourrait perdre ce pouvoir, qui serait transféré aux Régions. Ce serait dérouler le tapis rouge aux nationalistes et partis de droite pour créer un ordre judiciaire « sur mesure » pour leur politique répressive, au mépris des Droits humains.
Autre menace : les droits à la défense et à un procès équitable. Les défenseurs de la scission veulent une Justice basée sur des principes de management privé qui visent l’efficacité, au détriment d’une justice démocratique. Les nationalistes veulent s’attaquer aux formalités des procédures judiciaires. Certes, il faudrait revoir les procédures, notamment en informatisant la Justice (projet qui n’est toujours pas abouti après plus de 15 ans de projets ratés). Mais ce n’est pas ce que veut la N-VA : en réalité, elle souhaite restreindre les droits de la défense.
Le parti nationaliste veut rendre les procédures moins formelles, et ne garder que les formalités absolument nécessaires. En d'autres termes, si certaines règles et procédures n'ont pas été respectées lors de l'enquête et de la procédure judiciaire (procédures qui sont là pour garantir un procès équitable), ce n’est finalement « pas si grave ». Ils veulent également une politique pénale plus sévère.
Mais il y a des débats autour de toutes ces questions, également au sein du monde juridique flamand. La Liga voor mensenrechten (Ligue flamande des Droits humain), par exemple, a entamé (et gagné) un recours pour annuler les projets d'abolition de la Cour d’assises (seule juridiction avec un jury populaire), au motif, notamment, que cette suppression est contraire au droit à un procès équitable.
Régionaliser la police : plus d’éloignement, plus de répression, et moins de sécurité
Une police régionalisée qui rapprocherait la police du citoyen ? Rien n’est moins sûr. Anvers montre à quoi veulent arriver ceux qui veulent scinder la police. Du fait de la création de zones de polices lors de la réforme des polices en 2001, la ville d’Anvers a hérité d’importants effectifs. Elle a créé une police d'intervention, avec sa propre « force spéciale » : le travail de proximité a été supprimé. Elle a même acheté des voitures blindées ainsi que des armes militaires.
En 2013, Bart De Wever a lancé sa répressive « War on drugs » (guerre contre la drogue) à Anvers, plaque tounante du trafic de drogue européen. Sans succès apparent, puisque le trafic de drogue s’est amplifié dans la ville : « Pourquoi, après six ans de "guerre contre la drogue", la violence à Anvers continue d'augmenter ? » se demandait ainsi le journal De Morgen, le 20 mars 2019. Une violence qui a pris des proportions inquiétantes fin 2019, avec de véritables guerres de gangs dans la rue (explosions de grenades, règlements de comptes entre bandes rivales,…).
Mie Branders, conseillère communale PTB à Anvers, a ainsi déclaré, après une énième explosion de grenade en décembre 2019 : « A Anvers, nous avons assisté à une augmentation spectaculaire du budget de la sécurité. Des armes de guerre ont été achetées pour la police, une coopération avec différents services fédéraux a été mise en place, ... Mais, apparemment, cela ne fonctionne pas. » En cause ? « La multitude d'acteurs, de pouvoirs, de plans politiques et de cadres réglementaires », selon une étude de l’UGent. Celle-ci pointe également un manque de personnel. Dans ce contexte, il est plus que douteux qu’une régionalisation de la police (qui rajouterait encore une couche d’acteurs et de pouvoir supplémentaire) permettrait de lutter plus efficacement contre le trafic de drogue...
Enfin, la mise en place d’une politique de poursuite répressive au sein d’une entité peut aussi pousser la criminalité à se déplacer ailleurs.
Régionaliser pour mieux privatiser
La régionalisation risque également de casser le statut de fonctionnaire, à renforcer l’austérité et à augmenter la privatisation.
Si, demain, le gouvernement flamand devait être compétent pour la Justice et la police, il semble clair qu'il y aura une remise en cause du statut de ces travailleurs : l’accord du gouvernement flamand prévoit ainsi la fin des nominations. Cela signifie plus de précarité et des pensions plus basses. Pas sûr que ce soit du goût des travailleurs.
Par ailleurs, l’idéologie néolibérale qui règne dans le gouvernement flamand pousse aussi à une privatisation. Bart Eeckhout, rédacteur en chef du quotidien De Morgen, l’expliquait le 1er août dernier : « Dans le sillage du durcissement du (néo-)libéralisme économique des années 1980, soufflait le vent du “New Public Management” (nouvelle gestion publique, NdlR). L’État devait subir une cure d’austérité et être plus efficace, comme une entreprise privée. Les administrations ont été “privatisées” : elles ont reçu leur propre patron, leur propre budget et leurs propres objectifs. Toute l’administration en Flandre a été construite sur ce modèle. » Nul doute qu’une justice et une police flamande auront à subir le même sort.
Du côté francophone, si les sirènes néo-libérales existent et sont moins puissantes, cette privatisation risque plutôt de se réaliser par manque de moyens pour assurer les tâches qui auront été régionalisées.
Scinder la police et la justice : ce n’est pas encore fait !
Personne n’a de mandat démocratique pour le confédéralisme et ce genre de scissions. Même un grand nombre des électeurs de la N-VA et du Vlaams Belang ne sont pas pour la scission. Et pour le PS, cela reviendrait à trahir ses électeurs et son propre programme, dans lequel il dit qu’il est contre une nouvelle réforme de l’État.
Comme dans d’autres domaines, les nationalistes flamands et les régionalistes wallons invoquent des différences de « culture » en matière de police et de justice entre les régions. Il y a, en Belgique, effectivement des différences dans la vision de la police et la justice. Mais ces différences sont d’abord entre la droite et la gauche, des deux côtés de la frontière linguistique. En Flandre, beaucoup s’opposent à la militarisation du maintien de l'ordre, telle qu’elle est pratiquée à Anvers. En Flandre aussi, beaucoup de villes pratiquent le modèle de la police communautaire, avec des agents de quartier qui connaissent les gens du voisinage et qui, de même, sont connus des gens. Cela peut prévenir beaucoup de problèmes.
Non : scinder la justice et la police ne les rendra ni plus efficaces, ni plus proches des citoyens, au contraire. Au delà de l’absurdité et du coût, les citoyens risquent fort de se réveiller avec une justice (encore plus) taillée pour les riches, et une police (encore plus) répressive. Beaucoup de progressistes dénoncent cette régionalisation. Faisons en sorte que l’arrêt (temporaire) de ce projet soit définitif.