Israël, États-Unis, Chine : quid du deux poids deux mesures ?
La différence d’attitude des États-Unis et de l’Union européenne par rapport aux questions palestinienne et ouïghoure est frappante. D’un côté, ils disent s’émouvoir des traitements de la population musulmane au Xinjiang et réclament des sanctions envers la Chine, de l’autre ils soutiennent quasiment sans réserve Israël dans ses bombardements et son occupation contre le peuple palestinien. Qu’est-ce qui se cache derrière tout cela ? Décryptage.
Soutien occidental à la colonisation israélienne
La colonisation et l’occupation illégale israéliennes en Palestine, en Cisjordanie et à Gaza, sont établies. La politique d’apartheid menée par l’État israélien en son sein également. Malgré cela, et malgré les nombreuses résolutions de l’ONU condamnant Israël depuis plus de 47 ans, les dirigeants américains et européens continuent d’apporter leur soutien à Israël. Les États-Unis octroient 4 milliards de dollars d’aide annuelle en financement direct à l’armée israélienne. L’Union européenne a développé un accord d’association privilégié avec Israël qui offre des conditions douanières avantageuses et permet à l’État israélien de profiter des financements de recherche des fonds européens. Si cette politique coloniale et d’apartheid peut perdurer, c’est grâce à ce soutien à la fois politique, économique et militaire.
Alors qu’actuellement des centaines de civils palestiniens meurent sous les bombes à Gaza, les dirigeants américains et européens refusent d’intervenir et continuent à soutenir « le droit d’Israël à se défendre ». Joe Biden bloque par un veto américain les appels au cessez-le-feu au niveau de l’ONU. Et les États-Unis viennent encore tout récemment de signer un contrat de vente d’armement de 700 millions de dollars avec Israël.
Le soutien occidental à Israël s’explique par des raisons géostratégiques et économiques. Les liens entre les multinationales israéliennes et occidentales sont puissants, et l’État israélien est considéré comme tête de pont pour la défense des intérêts occidentaux au Moyen-Orient. Dans ce cadre, les crimes israéliens sont constamment minimisés, voir carrément passés sous silence, par les dirigeants américains et européens. Toute idée de sanctions contre Israël est systématiquement soit rejetée, soit détournée pour la rendre inoffensive.
Nouvelle guerre froide contre le rival chinois
A l’inverse, le développement chinois très rapide est considéré comme une menace pour la suprématie économique et technologique américaine et occidentale. Pour les États-Unis, il n’est pas question de voir leur hégémonie remise en cause. La Chine est aujourd’hui considérée à Washington comme à Bruxelles comme « le rival systémique » à combattre absolument.
C’est dans ce cadre que l’administration Trump, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Mike Pompeo, a lancé en premier l’accusation de génocide de la minorité ouïghoure contre la Chine en janvier 2020. Depuis, cette accusation a été reprise par quelques gouvernements et parlements occidentaux.
Mais un regard critique est sans doute nécessaire dans ce contexte de guerre froide. Comme l’a résumé le célèbre linguiste américain Noam Chomsky récemment dans une interview à propos de la question ouïghoure et de la Chine : « Presque unanimement, les médias et des chercheurs américains affirment que nous sommes confrontés à une menace de la Chine. Si l'on prétend qu'une chose est presque universelle et qu'elle présente une quelconque complexité, une ampoule dans votre cerveau devrait s'allumer et vous dire : c'est une escroquerie. Tout le monde ne peut pas être d’accord sur une question aussi complexe. Il y a beaucoup de choses qui ne vont pas avec la Chine, et il y a beaucoup de choses qui ne vont pas avec d'autres pays, y compris le nôtre, mais quelle est exactement la menace ? »
Que se passe-t-il au Xinjiang ?
La Chine se définit dans sa Constitution comme un pays multi-ethnique où vivent plus d’une cinquantaine de minorités différentes, notamment musulmanes (comme les Huis). La spécificité de la région chinoise du Xinjiang est que, depuis 1992, des mouvements terroristes djihadistes et séparatistes d’ampleur sont apparus parmi la population ouïghoure. Il y a eu de nombreux attentats au cours des trente dernières années, dont les plus meurtriers ont coûté la vie à plus de 200 personnes.1
C’est ce qu’explique notamment le célèbre économiste et professeur à l’université Columbia Jeffrey Sachs, consultant spécial du Secrétaire général des Nations Unies Antonio Guterres, dans un article publié récemment (« Les accusations de génocide dans le Xinjiang sont injustifiées ») : « Nous devons par ailleurs comprendre le contexte de la répression chinoise dans le Xinjiang, pour l’essentiel motivé par des raisons comparables à celles qui ont fondé les interventions de l’Amérique au Moyen-Orient et en Asie centrale après les attentats du 11 septembre 2001 : combattre le terrorisme des groupes militants islamistes. […] D’ailleurs, jusqu’à la fin de l’année 2020, l’Amérique catégorisait le Mouvement islamique ouïghour du Turkestan de l’Est comme un groupe terroriste, et luttait contre les combattants ouïghours en Afghanistan, faisant parmi eux de nombreux prisonniers. Jusqu’en juillet 2020, les Nations Unies relevaient la présence de milliers de combattants ouïghours en Afghanistan et en Syrie ». Sachs écrit régulièrement des chroniques publiées par le New York Times ou encore dans le journal financier De Tijd, ici en Belgique, et peut difficilement être soupçonné d’une quelconque sympathie avec le Parti Communiste Chinois.
Certaines sources parlent de « quelques milliers jusqu’à 10 000 combattants ouïghours »2 partis se battre en Syrie aux côtés de l’État islamique et des groupes djihadistes. D’autres estimations venant de sources américaines évaluent ce nombre à 20 000. Dans tous les cas, cela représente un chiffre énorme pour une population ouïghoure estimée à environ 10 millions d’habitants au Xinjiang. A titre de comparaison, pour une population similaire, on parle d’environ 500 belges partis se battre en Syrie. Cela représente un problème de sécurité sérieux à gérer pour l’État chinois. Et c’est dans ce cadre que celui-ci a pris le parti d’une approche répressive extrêmement large. Selon un rapport chinois de mars 2019, il y aurait ainsi au moins 43 000 Ouïghours condamnés pour terrorisme et activité illégal au Xinjiang depuis 2014. Mais il y a des dizaines de milliers d’autres ouïghours obligés de suivre des programmes de formation et de déradicalisation. Cette situation est plus que problématique – et c’est une approche que le PTB a clairement condamnée. Mais l’accusation d’un génocide (l’élimination systématique d’un groupe de population en fonction de son origine) en cours au Xinjiang est plus que discutable.
Qui dit « guerre froide » dit propagande de guerre
Car on ne peut pas détacher cette accusation du contexte de guerre froide. Comme l’explique bien la professeure émérite à l’ULB Anne Morelli dans son livre « Principes élémentaires de propagande de guerre » (éditions Aden), chaque guerre passe par une diabolisation de l’adversaire. Là où les gouvernements occidentaux font tout pour minimiser les crimes commis par Israël, ils n’hésitent pas à grossir, déformer ou exagérer ce qui se passe en Chine pour l’accuser du pire crime qui soit, le crime de génocide. L’impérialisme américain a une longue histoire de propagande noire et grise contre les pays qui s’opposent à leurs intérêts. On se souvient des mensonges concernant les armes de destruction massive qui ont précédé la guerre en Irak (2003) ou les mensonges – déjà sur un prétendu génocide – visant à justifier la guerre en Libye (2011). Dans ce contexte, il convient de regarder les faits et les sources avancées avec beaucoup de prudence et d’esprit critique.
Jeffrey Sachs pointe clairement l’absence de preuves solides concernant à la fois des massacres ou des meurtres au Xinjiang, des mesures qui empêcheraient les naissances ou même sur l’incarcération massive d’un million d’ouïghours.
Comme de nombreux autres observateurs, Sachs comme son collègue Schabas pointent le problème des sources qui sont utilisées pour avancer de telles accusations. Ils expliquent notamment : « Les accusations de génocide sont alimentées par des « études » telles que le rapport du Newlines Institute, qui a récemment fait les gros titres. Newlines est décrit comme un think tank « non partisan » basé à Washington. À y regarder de plus près, il semble en réalité s’agir d’un projet mené par une petite université de Virginie, conduit par 153 étudiants et huit membres de la faculté, à l’agenda politique apparemment conservateur. »
Noam Chomsky explique : « Vous pouvez lire des rapports fragmentaires d'Amnesty International, de Human Rights Watch, etc., mais si vous voulez vous attaquer à l'accusation de génocide, je vous suggère de les examiner et de vous demander d'où ils proviennent. Ils remontent presque tous aux travaux d'une personne, Adrian Zenz, une source très douteuse si l'on examine ses travaux. Cela a été analysé très méticuleusement : c'est très discutable. Il vous faut de meilleures preuves que ça. » Adrian Zenz n’est d’ailleurs pas seulement un chercheur, il est aussi un théologien évangélique lié au Victims of Communism Memorial. Le journal de référence néerlandophone De Standaard lui-même constate : « Sur le plan journalistique, la "méthode-Zenz" n'est pas satisfaisante. Des preuves empiriques limitées vont de pair avec de grandes affirmations (et la répétition d'anciennes affirmations). Prenez l'estimation de 1 à 2 millions d’Ouïghours dans les camps de détention. Zenz a obtenu ce chiffre en extrapolant les chiffres de détention de quelques dizaines de districts à l'ensemble de la province. Les chiffres du district lui sont parvenus par l'intermédiaire d'un groupe de militants ouïgours. »
Face aux doubles standards employés pour Israël et autres alliés des États-Unis d’une part et la Chine d’autre part, Noam Chomsky appelle à s’en prendre avant tout à l’action de nos gouvernements : « Alors oui, les violations des droits de l'homme [en Chine] sont graves, mais posez-vous cette simple question : sont-elles pires que ce que vous et moi faisons en ce moment à Gaza par l'intermédiaire de nos gouvernements ? Est-ce pire que d'enfermer (dans la bande Gaza) deux millions de personnes, dont la moitié sont des enfants, dans un endroit qui, selon les analystes des Nations Unies, deviendra bientôt littéralement invivable ? Il n'y a presque pas d'eau potable, les systèmes d'égouts ont été détruits par les bombardements, les systèmes électriques ont été détruits, il n'y a pas de travail et les attaques sont constantes. Les personnes dans les camps de rééducation au Xinjiang en ont-elles fait l'expérience ? Peut-être. Mais il serait bon de voir des preuves.
Pouvons-nous faire quelque chose pour nos crimes ? Oui, nous pouvons y mettre fin. Il est beaucoup plus facile de parler de génocide en Chine où, premièrement, nous n'en sommes pas certains et, deuxièmement, nous ne pouvons pas faire grand-chose. C'est facile pour Biden de dire "Poutine est un meurtrier". Beaucoup plus difficile que "Obama est un meurtrier". Or qui a mené la plus grande campagne d'assassinat mondiale de l'histoire ? Qui s'est réuni avec ses conseillers chaque mardi matin pendant sa présidence pour décider qui tuer ce jour-là parce qu'il était considéré comme un danger potentiel pour les États-Unis ? [Obama signait des ordres d’exécution de personnes dans le monde, ordres appliqués par les services US, ndlr.] Imaginez que l'Iran envoie des escadrons de la mort dans le monde entier pour tuer les personnes qu'il considère comme une menace pour l'Iran. Il y en a beaucoup, à peu près tous les dirigeants des États-Unis et d'Israël. Est-ce que nous dirions que c'est génial ? Ce sont les questions que vous devriez vous poser, et pas seulement répéter la doctrine officielle répétée dans les médias et par la classe intellectuelle. Prenez ce que l'ONU considère comme la pire crise humanitaire au monde : le Yémen. C'est nous. Les États-Unis, le Royaume-Uni [et l’Union européenne] fournissent des armes, des renseignements et un soutien à l'un des États les plus violents et les plus brutaux du monde, l'Arabie saoudite, pour démolir le Yémen. Pouvons-nous y faire quelque chose ? Bien sûr. »
Le non-alignement sur l’impérialisme américain
Il y a beaucoup de choses qu’on ne sait sans doute pas sur ce qui se passe réellement en Chine, mais ce qui est sûr, c’est que l’impérialisme occidental ne recule devant rien pour défendre ses intérêts.
On l’a vu dans le passé récent avec les campagnes de propagande justifiant les guerres en Irak et en Libye. On le voit à l’inverse, dans l’hypocrisie avec laquelle il minimise les crimes de l’occupation israélienne en Palestine depuis de décennies. Ou l’horreur de la guerre au Yémen, considérée comme « la pire crise humanitaire du 21e siècle » par l’ONU, mais quasiment passée sous silence par les dirigeants occidentaux. Tout cela parce qu’Israël et l’Arabie Saoudite sont leurs alliés fidèles. Ce deux poids deux mesures montre bien que les indignations et les sanctions n’ont rien à voir avec le respect ou non des droits de l’Homme, mais tout avec les intérêts économiques et géostratégiques.
En ce sens, rentrer dans cette logique de guerre froide que veulent imposer les gouvernements occidentaux contre la Chine est une pente dangereuse qui peut nous entraîner dans une spirale de confrontation sans fin.
Ce refus de rentrer dans une logique de confrontation et de guerre froide ne veut pas dire devenir l’ambassadeur de la Chine ou voir dans la Chine un modèle, comme certains essaient de le faire croire. Cela voudrait dire que tout esprit critique d’un bloc (en l’occurrence le bloc américain) deviendrait l’ambassadeur du camp adversaire. Il s’agit d’un autre principe de propagande de guerre bien connu (et pratiqué abondamment durant la guerre froide du siècle dernier entre les États-Unis et l’Union soviétique), et décrit également par Anne Morelli, que de cataloguer tous ceux qui mettent en doute le discours officiel de « traîtres vendus à l’ennemi ».
Ce que nous défendons, c’est de refuser de s’aligner sur l’impérialisme américain, en toute indépendance.
Les États-Unis font pression sur les états membres de l'Union européenne afin qu'ils adoptent une attitude hostile à l'égard de la Chine. Au niveau économique, politique et militaire. Mais pourquoi nos pays devraient suivre la voie des États-Unis ?
Pour rappel, les États-Unis dépensent chaque année 715 milliards de dollars au niveau militaire (un montant encore augmenté sous Biden). Soit plus que les dépenses cumulées des dix pays suivants (Chine comprise). Les États-Unis ont aujourd’hui plus de 800 bases militaires installées dans des pays étrangers à travers le monde Le danger de guerre dans le monde aujourd’hui vient encore et toujours avant tout des États-Unis.
Alors pourquoi l'Europe devrait-elle suivre servilement Washington dans sa nouvelle guerre froide, sa militarisation et ses alliances agressives ? Pourquoi devrait-elle accepter une hausse des dépenses militaires comme l’exigent les États-Unis à ses alliés de l’Otan? L'Union européenne (et les pays européens) peut choisir de rompre l'alliance unilatérale avec les États-Unis.
Et opter pour un monde multipolaire, avec la coexistence pacifique de différents régimes, ce qui implique qu'elle développe également des rapports corrects, sur un pied d'égalité, avec les pays émergents comme la Chine, l’Inde, la Russie… Qui permet aussi de répondre à des questions aussi essentielles que le climat et la lutte contre la pauvreté.
C’est aussi le sens de l’appel de 66 organisations américaines contre une guerre froide entre les États-Unis et la Chine : « Nous qui représentons des millions de personnes à travers les États-Unis, sommes profondément préoccupées par la mentalité de guerre froide croissante qui anime l'approche américaine de la Chine. Bien que nos organisations puissent avoir des mandats ou des convictions idéologiques différents, nous savons que la nouvelle guerre froide avec la Chine actuellement menée à Washington ne sert pas les millions de personnes qui réclament un changement dans ce pays ni les milliards de personnes affectées par la politique étrangère américaine à l'étranger, et qu'elle conduira plutôt à davantage d'insécurité et de division. […] Les véritables défis actuels en matière de sécurité mondiale - tels que l'inégalité économique, le changement climatique, la prolifération nucléaire, les pandémies, les crises financières... - nécessiteront des solutions conjointes et non militaires avec la Chine et d'autres pays. »3
1 Voir notamment la chronologie faite par De Standaard. https://www.standaard.be/cnt/dmf20210210_98292303