Fact-checking : les arguments libéraux sur la fiscalité démontés
Les libéraux surfent depuis longtemps sur une démagogie anti-fiscale dont le credo est : « On paye trop d’impôts. » Un discours qui contamine parfois d’autres partis. Mais ils évitent soigneusement quelques questions utiles. Par exemple : qui paye trop d’impôt ? Ou encore : de quels impôts parle-t-on ? Sans oublier : quelle politique fiscale ont mené les libéraux ces dernières années ? Passons en revue quelques-unes de ces thèses.
1. « La pression fiscale est trop forte en Belgique »
Georges-Louis Bouchez, président du MR : « Aujourd'hui, c'est la pression fiscale globale qui est trop forte » (1)
Si l’on examine le ratio entre les impôts et la richesse produite (PIB) dans les données Eurostat, on constate qu’avec un taux de 43,6 %, la Belgique se situe effectivement dans le haut du classement, en troisième place derrière le Danemark (46,8 %) et la France (45,6 %). Mais assez proche en soi de la pression fiscale moyenne de l’Union européenne est de 40,2 % et la plupart des pays affichant les plus importantes richesses produites par habitant ont des pressions fiscales qui dépassent cette moyenne ou qui en sont proches : Danemark (46,8 %), Pays-Bas (39,7 %), Autriche (42,1 %), Suède (42,8 %), Allemagne (40 %)…
À l’inverse, si l’on prend les États de l’Union européenne moins développés, affichant les plus faibles PIB par habitant, ceux-ci présentent des pressions fiscales clairement en-dessous de la moyenne : 1. Bulgarie (30,6 %), 2. Grèce (38,9 %), 3. Slovaquie (35 %), 4. Croatie (37 %), 5. Lettonie (31,5 %), 6. Roumanie (26,3 %), 7. Hongrie (36,3 %), etc.
Bref, la pression fiscale globale serait plutôt un indice de développement, avec des moyens nécessaires pour garantir une sécurité sociale et des services publics solides (même s’ils sont un peu partout laminés par des politiques d’austérité).
Le véritable problème, c’est plutôt celui de l’inégalité fiscale. La Belgique est un enfer fiscal pour les travailleurs, mais un paradis fiscal pour les grandes fortunes et les multinationales. La question à poser, c’est : sur qui repose les impôts ? Ce sont les travailleurs qui paient trop d’impôts, pas les grandes fortunes.
Ainsi, un isolé touchant un salaire brut d’à peine 1 500 euros par mois paye déjà de l’impôt. Tandis que si l’on prend, par exemple, le Belge le plus riche, Eric Wittouck (devenu actionnaire de Weight Watchers après avoir revendu… les sucreries de Tirlemont), il échappe à l’impôt sur tous les plans.
- Son gigantesque patrimoine de 10,8 milliards d’euros(2) n’a jamais croisé la moindre déclaration fiscale.
- Ses plus-values financières ne sont pas imposées. Ainsi, en 2018, via son holding Artal, il a revendu ses actions de Blue Buffalo (aliments bio pour animaux) pour 8 milliards de dollars en réalisant une plus-value (différence entre prix de vente et prix d’achat des actions) de 820 millions de dollars. Une plus-value nullement taxée.
- Il ne paye pas non plus d’impôt sur les dividendes qu’il touche. En 2022, son holding Artal a versé un dividende record de 2,05 milliards d’euros. Comme cet argent a été versé non sur son compte en banque, mais sur le compte de sa société personnelle Westend, il est immunisé à 100 %.
Si on examine l’impôt des personnes physiques (IPP), on constate en fait plusieurs problèmes.
• Une mauvaise progressivité de l’impôt – La progressivité est la situation où plus le revenu est élevé, plus le taux d’imposition est important. Seulement, on paye de l’impôt dès un très bas revenu en Belgique. Et sur les plus hauts revenus, l’ancien ministre libéral des Finances Didier Reynders a supprimé les taux marginaux(3) qui s’appliquaient sur la partie supérieure de ces revenus. Si on prend le plus haut salaire belge de 2021, celui du CEO d’AB Inbev, Michel Doukeris, cela représente un cadeau annuel de quelque 400 000 euros.
• La non-globalisation des revenus – À l’origine (réforme fiscale de 1962), l’IPP est basé sur le principe que tous les revenus (professionnels, financiers, immobiliers) sont additionnés pour former un revenu global soumis à des taux progressifs. Mais depuis, les revenus financiers ont été extraits de la globalisation. Ces revenus sont frappés du précompte mobilier, qui est « libératoire » : une fois qu’il est payé, il ne doit plus être mentionné dans la déclaration. Ils échappent donc à la globalisation.
• Les nombreuses déductions et niches fiscales – Notre système fiscal est truffé de niches fiscales (voitures de société, plans cafeteria, split salarial pour les cadres étrangers, déductions fiscales pour une série de dépenses, etc.) qui se chiffrent en milliards d’euros (voire en dizaines de milliards) et qui rendent l’impôt incohérent et injuste. En effet, pour un même revenu, un contribuable ne profitant pas de ces avantages sera davantage taxé.
• Le vol légal des impôts du travailleur par son employeur – Depuis une vingtaine d’années, on voit fleurir, de plus en plus, des dispenses de versement de précompte professionnel. On sait que chaque mois, un employeur prélève sur le salaire brut de ses salariés un précompte professionnel qu’il verse au fisc. Mais les dispenses de versement permettent à l’employeur de garder pour lui une partie de cet impôt qui, pourtant, ne lui appartient pas. En 2004, ces dispenses représentaient un total de 40 millions d’euros. En 2023, c’est 4,64 milliards : 116 fois plus.
2. « Le capital est fortement taxé en Belgique »
Georges-Louis Bouchez, président du MR : « On dit que le capital n’est pas taxé en Belgique, c’est un mensonge absolu. (…) On est aujourd’hui dans les 3 pays de l’OCDE qui taxent le plus le capital » (4)
Les données Eurostat indiquent en effet que la Belgique se place en 3e position dans l’Union européenne avec des taxes sur le capital représentant 10,3 % du PIB.
Mais ce pourcentage se doit d’être analysé plus finement. La ventilation qu’en donne Eurostat est éclairante. Elle comprend quatre catégories. Les deux premières concernent l’imposition des bénéfices des entreprises (3,3 %) et des indépendants (2,6 %), ce qui ne correspond pas à ce qu’on entend généralement par taxation du capital. La troisième catégorie vise les revenus du capital perçus par les ménages, qui représentent eux à peine 0,3 % de PIB.
Reste la quatrième catégorie : les taxes visant non les revenus du capital, mais le patrimoine même, qui atteignent 4,1 % de PIB. Les données Eurostat sont parfois un peu étranges : on trouve dans cette catégorie une trentaine de taxes comme les frais de justice, les taxes sur les affiches ou encore les taxes de circulation payées par les entreprises…
Parmi cette trentaine de taxes, prenons donc les trois principales qui concentrent 2/3 du total : les droits d’enregistrement, le précompte immobilier et les droits de succession. Cela concerne essentiellement les biens immobiliers, qui constituent typiquement le patrimoine de la population ordinaire puisque 72 % des ménages belges sont propriétaires de leur logement(5). À l’inverse, le patrimoine financier est très inégalement réparti si l’on compare les ménages ordinaires ayant quelques économies et les grandes fortunes détenant des montagnes d’actions. Prenez les trois familles actionnaires historiques d’AB Inbev (Van Damme, de Spoelberch, de Mevius) : même si elles possèdent plusieurs châteaux, la valeur de ceux-ci représentent peu de choses par rapport à leurs 415 millions d’actions AB Inbev (qui cotent chacune à plus de 50 euros).
Si l’on examine la taxation du capital financier, on constate également que le grand capital est largement épargné.
• Les plus-values financières ne sont pas taxées. Quand Marc Coucke a revendu Omega Pharma avec une marge de 1,45 milliard d’euros ou quand Albert Frère a revendu RTL avec une marge de 2,3 milliards d’euros, ils n’ont pas payé un cent d’impôt.
• Les revenus financiers (dividendes et intérêts) sont normalement soumis à un précompte mobilier de 30 %, mais les grandes fortunes peuvent y échapper via l’accumulation de ces revenus financiers en société. Ainsi, en 2021, sur les 66 milliards d’euros de dividendes versés par les sociétés belges, 52 milliards étaient imposables au taux zéro.
• Les grandes fortunes financières échappent en très grande partie à l’impôt. Il n’y a pas de véritable impôt sur les grandes fortunes. Le gouvernement a certes introduit une taxe sur les comptes-titres, mais son rendement est faible : 410 millions d'euros en 2022, soit à peine 0,08 % du PIB. De plus, si elle touche les riches, elle épargne les riches les plus riches (les Frère, Spoelberch, Boël, Bertrand, Huts, etc.) puisqu’ils ne possèdent par leur fortune sur des comptes-titres.
On peut donc dire que le capital est taxé en Belgique, mais c’est le petit capital de la population travailleuse, pas le grand capital.
3. « La Belgique est un pays égalitaire »
Une note du MR citée par la presse : « Notre pays est un des plus égalitaires au monde » (6)
La Belgique serait un pays particulièrement égalitaire. Cette thèse, régulièrement répétée par des économistes, se réfère à l’indice de Gini. Développé par le statisticien italien Corrado Gini, il mesure la distribution des revenus dans un pays et s’exprime sous forme d’un nombre variant de 0 à 1, où 0 signifie l'égalité parfaite et 1 exprimerait une inégalité totale (une seule personne posséderait tous les revenus du pays).
La Belgique affiche un indice de Gini faible de 0,24. Notre pays se classe ainsi au quatrième rang européen, derrière la Slovaquie, l’Islande et la Slovénie.(7)
Pourtant, deux éléments viennent contrarier ce constat.
- L’indice de Gini concerne les revenus, mais l’économiste français Thomas Piketty a montré que si les inégalités de revenus sont plus importantes aux États-Unis, les inégalités de patrimoine sont très fortes dans les pays européens. Dans un récent article académique, l’économiste Arthur Apostel a étudié la répartition des fortunes en Belgique. On y voit combien le fossé est énorme dès lors qu’on prend l’angle des patrimoines : le 1 % le plus riche possède autant que les 74 % les moins riches.(8)
- Même si on examine les revenus, l’indice de Gini est douteux. En effet, il est basé sur les revenus fiscaux, qui découlent surtout des revenus professionnels et ignorent presque totalement les revenus financiers (dividendes et intérêts), car ces derniers ne doivent pas être mentionnés dans la déclaration fiscale et échappent ainsi aux statistiques.
4. « Il faut augmenter le salaire poche »
David Clarinval, vice-Premier ministre MR : « Il faut une nouvelle réforme fiscale qui augmente le salaire poche des travailleurs » (9)
Pour les libéraux, la panacée serait une hausse du salaire poche. Une thèse plus ou moins partagée par la plupart des autres partis.
Le salaire poche, c’est le salaire net : le salaire après déduction des impôts. Braquer toute l’attention sur le salaire poche est donc le meilleur moyen de détourner l’attention d’une hausse du salaire brut, qui est pourtant l’une des principales revendications syndicales, en lutte contre le blocage salarial appliqué que le gouvernement (cf. l’arrêté Dermagne bloquant la hausse à… 0 %).
La différence entre hausse du salaire brut ou du salaire net est essentielle. Si on augmente le salaire brut, c’est le patronat qui doit financer la revalorisation des salaires des travailleurs. Si on augmente le salaire net sans augmenter le salaire brut, c’est le travailleur contribuable qui finance la hausse de revenu... du travailleur contribuable. Si on baisse certains impôts, il faut en augmenter dʼautres. L’État donne donc d’une main ce qu’il va reprendre de l’autre.
On a pu le constater lors du tax-shift menée par le gouvernement du libéral Charles Michel : ce glissement de taxes a réduit l’impôt des personnes physiques mais il a financé cette baisse par des hausses de la TVA et des accises. Or, ces taxes sur la consommation sont particulièrement injustes car elles touchent plus lourdement les bas et moyens revenus, qui consomment l’essentiel de ce qu’ils touchent. De telles taxes sont des impôts du 19e siècle, selon l’économiste français Thomas Piketty. Le MR n’est donc pas un parti qui réduit les taxes, mais un parti qui augmente les taxes injustes.
Oui, une augmentation du salaire net est souhaitable, mais elle doit se faire sans augmenter d’autre taxes (ou dé-financer la sécurité sociale, c’est-à-dire sans couper dans nos pensions, nos soins de santé, etc). Cela doit passer par une augmentation du salaire brut et une meilleure progressivité de l’impôt qui comprendrait aussi les revenus du capital. Et ça, évidemment, les libéraux n’en parlent jamais…
1. L’Écho, 23 février 2022
2. Selon les estimations de Ludwig Verduyn, https://derijkstebelgen.be/vermogende/familie-eric-wittouck
3. Pour calculer l’impôt des personnes physiques, on découpe le revenu d’un contribuable en plusieurs tranches, qui sont chacune taxées à un taux marginal différent. Il y a actuellement 4 tranches taxées respectivement aux taux marginaux de 25 %, 40 %, 45 % et 50 %
4. RTBF, 28 septembre 2022
5. Selon la Banque nationale de Belgique, juin 2022 – https://www.nbb.be/fr/articles/premiers-resultats-de-la-quatrieme-vague-de-lenquete-sur-le-comportement-financier-des
6. La Libre Belgique
7. https://www.iweps.be/indicateur-statistique/coefficient-de-gini/
8. ArthurApostel, Daniel W.O'Neill, « A one-off wealth tax for Belgium: Revenue potential, distributional impact, and environmental effects », in Ecological Economics, Volume 196, Juin 2022
9. https://www.david-clarinval.be/page/derniere-ligne-droite-avant-le-13-juin.html
Fiscalité