Confédéralisme : comment contrer le hold up de De Wever au service des grands patrons
La stratégie de Bart De Wever suite aux élections est claire : prendre le pays en otage et forcer les autres partis, francophones et néerlandophones, à céder une réforme de l’État, voire le confédéralisme, pour avoir un gouvernement. Face à cela, certains seraient tentés de céder. Pourtant, solidarité et division ne font pas bon ménage. Il est temps de faire entendre une autre voix.
« Le Flamand vote centre-droit et nationaliste, et cela plus clairement que jamais auparavant. La Belgique francophone, quant à elle, vote très à gauche. Jamais auparavant ces réalités n'avaient été aussi éloignées l'une de l'autre. » Voilà comment, le 26 mai au soir, Bart De Wever a lancé un hold- up sur les élections. Selon lui, le vote avait été en faveur du confédéralisme.
Pourtant, la division du pays n’était pas un thème des élections. Et pour cause : des sondages montrent que moins de 10 % des Flamands sont favorables à la scission. C'est pourquoi la N-VA ne parle plus d'une Flandre indépendante, mais de « confédéralisme ». Une manière de donner l’illusion que la Belgique existerait toujours.
Une étude menée par cinq universités montre que la population est beaucoup moins divisée que ne le suggère le résultat des élections sur la base des partis. Les Flamands autant que les Wallons souhaitent par exemple qu’on taxe davantage les grosses fortunes et qu'on ait une pension minimum à 1 500 euros.
Ce n'est que dans le domaine de l’immigration que la Flandre est plus à droite, et que ce thème arrive plus haut dans les priorités. Alors qu’en Wallonie, c’est le chômage. D’une part, le chômage est plus élevé au Sud qu’au Nord du pays. Mais, surtout, explique l’étude en question, cette différence est due aux thèmes que les partis et les médias ont mis en avant.
Du coup, comme les gens ne veulent pas de la division, les nationalistes estiment qu’il faut leur laver le cerveau. Le professeur Bart Maddens (KUL) appelle la « famille nationale-flamande », c’est-à-dire la N-VA et le Vlaams Belang, à utiliser leurs 18 352 620 euros de dotation annuelle et leurs 210 assistants parlementaires pour accélérer la fin de la Belgique fédérale. Pas un jour ne doit passer sans qu’ils lancent un scénario catastrophe qui dénonce les dysfonctionnements de la Belgique et promeuve un État flamand. (Doorbraak, 12/6/19)
En face, pas d’opposition de principe
Le hold-up de De Wever vise à pousser les autres partis, en particulier le PS, à accepter une nouvelle réforme de l'État, dans laquelle la sécurité sociale serait mise en péril. Évidemment, il faut d’abord plonger le pays dans une crise politique. L'ancien chef du cabinet de Jan Jambon, Herman De Bode, évoquait ainsi cette stratégie : « J'espère que le pays deviendra ingouvernable. Cela nous fera un peu mal à court terme et nous coûtera de l'argent. Mais, si cela permet d’épargner dix ans de pénibles conflits, cela en vaut certainement la peine. La seule façon de sortir de cette division politique sera un modèle confédéral. Et cela se produira beaucoup plus vite qu'on ne le pense. » (De Tijd, 22/12/18) En les choisissant pour former le gouvernement flamand, il a déjà obtenu que le CD&V et l’Open Vld auront difficile à entrer dans un gouvernement fédéral sans la N-VA.
Et il faut amener le PS à négocier. De Wever, Francken et d'autres dirigeants de la N-VA sont convaincus que ça va marcher. Et ils pourraient avoir raison. Au sein du PS, les tendances régionalistes sont très fortes. L'ancien ministre-président bruxellois Charles Picqué (PS) a lui-même déclaré : « La N-VA doit donner le signal qu'elle est prête à payer un prix socio-économique en échange du confédéralisme. » (Het Laatste Nieuws, 8/8/2019)
Même les forces les plus fédéralistes peuvent, par pragmatisme, faire des pas vers une scission. Elio Di Rupo a lui-même déclaré que le PS « ne fera pas l’appoint de l'ancienne coalition suédoise (N-VA, MR, CD&V, Open Vld) dans la formation d'un gouvernement fédéral », mais en ajoutant « si aucune action n'est entreprise sur le plan social ». Cette réponse peut être interprétée de deux façons. Soit il s’agit de refuser d’entrer au gouvernement avec la N-VA, soit d’en faire payer le prix. Ce prix pourrait être la révision de la loi spéciale de financement des Régions. Cette loi prévoit un transfert annuel du gouvernement fédéral de 620 millions d'euros pour la Wallonie. À partir de 2025, ce montant diminuera chaque année et, en 2033, les transferts cesseront complètement. Selon l'économiste Philippe Defeyt (Ecolo), il n'y aurait déjà pas assez d'argent pour assurer le paiement des allocations familiales en Wallonie dans le futur.
Refuser de discuter avec la N-VA n'est donc pas une question de principe pour le PS. Jusqu'à présent, le parti s'est opposé à la division de la sécurité sociale et de la fiscalité, mais davantage en expliquant qu’il refuse que « les francophones soient perdants ». Le PS n'a jamais soutenu ceux qui, dans l'opinion publique flamande, veulent maintenir un système fédéral de sécurité sociale. Le PS ne fait rien pour endiguer les courants régionalistes et nationalistes des deux côtés du pays. Il ne construit pas de ponts entre les deux communautés linguistiques, comme le font les syndicats, mais il participe à la construction d’un « front wallon ».
Si le PS maintient son refus de négocier pour l’instant, c’est surtout qu’il a encore trop de travail à faire pour défendre auprès de sa base son alliance avec le MR en Wallonie.
Quant aux socialistes flamands du Sp.a, ils ne s'opposent en tout cas pas aux discussions sur le confédéralisme. Comme l'a dit leur président John Crombez : « Quand le PS et la N-VA viendront à la table, le maintien de la sécurité sociale fédérale sera certainement à l'ordre du jour. Mais si nous voulons parler de l'organisation du pays - que nous l'appelions confédéralisme ou autre chose - un grand parti va être demandeur, et nous devrons aussi l'écouter. »
Il n'est donc pas inconcevable qu'après des mois de crise, au nom du « il n'y a pas d'alternative », les dirigeants du PS cherchent un accord sur le confédéralisme.
La faillite de quarante ans de séparatisme
Pendant des décennies, le débat communautaire a été dominé par l'idéologie nationaliste, qui a imposé le transfert des pouvoirs vers les communautés et les régions. Quand ils ont vu que les arguments du type « il faut scinder les allocations familiales parce que les Flamands n'élevent pas leurs enfants de la même manière que les francophones » ne fonctionnaient plus, les nationalistes ont avancé l'argument de l'efficacité : « Ce que nous faisons nous-mêmes, nous le faisons mieux. » Mais, après six réformes de l'État, le bilan a de quoi laisser sceptique. Même la sixième Réforme de l’État, votée en 2011 sous forme de « moindre mal » face à la montée de la N-VA, n’a pas amélioré les choses. Elle a même contribué à les empirer, puisqu’elle a transféré des compétences sans transférer les moyens nécessaires. Au point que, selon l'économiste Philippe Defeyt (Ecolo), il n'y aurait pas assez d'argent pour assurer le paiement des allocations familiales en Wallonie dans le futur.
Ce que les gouvernements flamand et wallon font chacun de leur côté n’est pas mieux. Cela prend surtout plus de temps et coûte plus cher. De nombreux ministres, gouvernements, administrations et comités consultatifs supplémentaires sont nécessaires pour aboutir à une décision. Quelques exemples :
- Il y a 48 121 personnes sur liste d'attente des agences immobilières sociales en Flandre. Il y a un an, elles étaient encore 32 814 personnes. Les bilans wallon et bruxellois ne sont pas plus réjouissants. Dans aucune des trois Régions, le logement social n’est suffisant et à la hauteur de besoins.
- Au niveau de la Santé, la ministre Maggie De Block (Open vld) demande maintenant la fin de la fragmentation et du manque de hiérarchie entre les autorités du secteur de la santé : « Chaque jour, mon cabinet doit investir une quantité incroyablement plus importante d'énergie dans la concertation avec les régions que dans les dossiers de fond. »
- François Bellot (MR), ministre de la Mobilité, est aussi favorable à une refédéralisation de cette compétence. Dans un pays de la taille de la Belgique, comment peut-on croire qu’il est plus efficace de gérer avec trois ou quatre niveaux de pouvoir des dossiers comme le Ring de Bruxelles, la SNCB, l’aéroport de Zaventem…
- D’autre part, à l’heure où les incendies en Amazonie montrent comme le problème climatique est global et nécessite une approche la plus concertée possible, la Belgique continuerait à se chamailler à quatre ministres sans être capable même de définir des objectifs climatiques ?
- Au niveau énergétique, pourquoi devrait-il y avoir d'autres normes d’économie d’énergie pour les bâtiments à Bruxelles, en Wallonie et en Flandre ? Est-il efficace que les installateurs doivent constamment jongler entre trois réglementations différentes sur un territoire d'à peine 30 000 km² ?
Bref, la division ne rend pas le pays plus efficace ni plus à même de répondre aux besoins sociaux et climatiques. Ni en Flandre, ni à Bruxelles, ni en Wallonie.
Diviser pour régner
La division du pays n'est en fait pas une question d’« efficacité ». La scission de la sécurité sociale, qui figurera en bonne place à l'ordre du jour des discussions sur le confédéralisme, s'inscrit tout d'abord dans l'ambition de pouvoir mettre en œuvre plus rapidement une politique de droite en Flandre.
C'est la Flandre dont Luc De Bruyckere, président du lobby patronal flamand Voka, rêvait déjà en décembre 2009 : « La Flandre est loin de son ambition d'être l'une des 5 premières régions. Nous progressons, mais pas aussi vite qu'ailleurs en Europe, et nous accusons donc un retard de plus en plus important. (…) Nous avons besoin de cette réforme de l'État, non pas tant pour réduire les transferts - même si ce serait le bienvenu - mais parce que nous avons besoin d'un environnement beaucoup plus efficace dans lequel nous pouvons faire nos choix et fixer nos priorités. Cela inclut certainement les coûts salariaux, la politique d'octroi des licences, le rapport qualité-prix du secteur public et l'organisation du marché du travail. »
La note de Bart De Wever qui sert de base aux négociations pour un nouveau gouvernement flamand fait écho à ce congrès du Voka. Ce « confédéralisme » est avant tout guidé par l’impatience de l’establishment du Nord du pays d’imposer une politique de droite dure, antisociale, discriminante et élitiste. (Lire : De Wever met le turbo vers une Flandre d'ultra-droite, élitiste et nationaliste https://www.ptb.be/de_wever_met_le_turbo_vers_une_flandre_ultra_droite_litiste_et_nationaliste)
La division du pays permettrait, suivant cet objectif, d’affaiblir les contre-pouvoirs de la société civile. C’est certainement le souhait de Bart De Wever. La société civile imaginée par le projet nationaliste flamand doit devenir un partenaire loyal et docile. Des organisations telles que les syndicats et les mutuelles, qui montrent leur opposition à la politique néolibérale, sont présentées comme n’ayant pas de légitimité.
En essayant d’abolir les services rendus par les syndicats et les mutuelles ainsi que la concertation sociale, De Wever et consorts veulent réduire leur influence. Ces services sont en effet une source d’affiliés, et donc de pouvoir, de moyens de formation des militants et d'organisation de la résistance. La N-VA, dans le gouvernement précédent pestait de ne rien pouvoir changer sur le marché du travail sans l'approbation des partenaires sociaux, en premier lieu les organisations de travailleurs.
Pour les nationalistes, les meilleurs syndicats sont des syndicats qui s’identifient comme « flamands », et sont à ce titre disposés à coopérer avec les patrons « flamands » comme InBev ou BASF. Les syndicats devraient ainsi se préoccuper davantage de la productivité des employés et des intérêts de l'entreprise (des actionnaires, donc) et pas de défendre les travailleurs. C'est dans ce cadre que la N-VA a tout fait et continuera à tout faire pour limiter le droit de grève.
Le danger est grand aussi d’accepter cette logique confédérale ou régionaliste du côté francophone sous prétexte qu’on pourrait ainsi appliquer une politique progressiste sans pression de la N-VA. D’abord, diviser la sécurité sociale ne fera que l’affaiblir. Et cela, ce sont les travailleurs et travailleuses wallons, bruxellois et flamands qui le paieront.
Ensuite, rien ne garantit vraiment qu’une politique wallonne avec les partis francophones qui sont en train de négocier sera réellement sociale, loin de là. Le gouvernement Olivier (PS-Ecolo-cdH), qui a dirigé la Wallonie entre 2009 et 2014, avait promis 6 000 nouveaux logements sociaux, mais a fini la législature avec 2 078 logements en moins.
En 2009, il promettait la réduction des factures d'énergie verte. Cinq ans plus tard, la facture est passée de 650 euros à 810 euros. En 2009, il promettait une amélioration de l'offre des TEC et un coût modéré du ticket de bus. Le résultat cinq ans plus tard était moins de bus, moins d'arrêts, le ticket 40 % plus cher et la suppression de la gratuité pour les plus de 65 ans.
Les pouvoirs publics sont pris dans l’étau des règles budgétaires et comptables européennes qui les empêchent d’investir dans l’énergie, le logement, les transports,... Si on ne remet pas en question le cadre austéritaire européen, on ira chercher, aussi en Wallonie, l’argent dans les poches des travailleurs. Or, un point de désaccord crucial qui a mené à la fin des discussions entre le PS et le PTB a été le refus d'Elio Di Rupo de désobéir aux règles européennes.
Par ailleurs, le fait qu’Ecolo et le PS affirment dans la note Coquelicot vouloir appliquer les recommandations du Conseil de l’Industrie n’est pas rassurant. En effet, ce conseil, composé de grands patrons de multinationales, demande plus de flexibilité, plus de « modération salariale », plus de cadeaux à leurs entreprises…
Au-delà de cela, c’est la logique même de la séparation qui affaiblirait le mouvement social. Dès le moment où l’on estime que nous sommes davantage « wallons » ou « flamands » qu’unis comme travailleurs belges, on diffuse l’idée qu’un travailleur wallon aurait plus d’intérêt commun avec les patrons wallons qu’avec les travailleurs flamands. Au risque d’accepter, là aussi, de réduire les salaires et conditions de travail pour rendre sa région plus compétitive que l’autre.
Si l’on veut vraiment mettre toutes les chances de son côté pour imposer une politique sociale, nous avons tout intérêt à renforcer l’unité du pays et des travailleurs.
Une feuille de route pour une Belgique unie, solidaire et moderne
Alors que les réformes de l'État ont rendu le pays ingérable, des structures beaucoup plus homogènes permettraient de créer des conditions qui aident à mettre fin à la folle spirale de la concurrence entre les régions, les entreprises et les individus.
Qu’on mette sur pied une commission nationale indépendante, à laquelle participeraient les syndicats et les mutuelles, afin de faire le bilan des réformes de l'État. Et osons prendre des mesures pour faire de la Belgique un modèle pour l’Europe. Un pays où différentes communautés linguistiques vivent ensemble dans un État multilingue, comme c'est le cas actuellement au Luxembourg ou en Suisse, par exemple. Où l’enseignement promeut le bilinguisme et le respect des cultures des autres, avec une capitale bilingue, Bruxelles.
Cela implique évidemment d’y allouer des ressources et une attention accrues. Plutôt que de diviser l’enseignement sur la base régionale ou communautaire, nous devrions promouvoir à Bruxelles les écoles bilingues. De même, l'organisation séparée linguistiquement de la vie culturelle doit y faire place à une approche multiculturelle.
Un autre modèle est également possible pour les décisions politiques. Un modèle qui permet une approche nationale des grandes orientations politiques dans les domaines politique, économique et social, où la solidarité est centrale, et avec une mise en œuvre décentralisée.
De même, on pourrait ainsi garantir l'égalité des droits entre les habitants des trois Régions et Communautés : tous les enfants sont égaux, tous les chômeurs sont égaux, qu'ils vivent d'un côté ou de l'autre de la frontière linguistique. Mêmes règles, mêmes droits.
C'est pourquoi la sécurité sociale doit rester une compétence fédérale, qu'il s'agisse de prestations de chômage, d'assurance maladie ou de pensions. Les syndicats et les mutuelles doivent continuer à être représentés dans les organes de gestion de la sécurité sociale.
Refédéralisons les compétences clé, comme la mobilité, l'énergie, la politique environnementale et les allocations familiales.
Enfin, la Belgique est probablement le seul pays au monde où les ministres n'ont pas à répondre pour une partie des électeurs. Les ministres flamands du gouvernement fédéral ne sont pas élus par les électeurs francophones, et vice versa. Cela pousse à rejeter la responsabilité de ce qui ne va pas sur l’autre groupe linguistique. Et la logique de division se renforce. La création d'une circonscription fédérale pour élire au moins une partie des représentants fédéraux du peuple peut jouer un rôle à cet égard.
Reconquérir l’unité
Face à la N-VA qui veut provoquer une crise afin d’obtenir la division de la sécurité sociale, des chemins de fer et probablement aussi d’un certain nombre d'autres compétences en échange de la formation d'un gouvernement fédéral, une autre voix doit se faire entendre. La société civile, et en premier lieu les syndicats, devront mettre la pression pour encourager les partis de gauche à ne pas céder à ce chantage. Si les forces les plus antisociales et conservatrices ont trouvé leur stratégie dans le confédéralisme, les forces qui défendent le social et la solidarité doivent reconquérir l’unité.