« C'est parce qu'avorter est un choix difficile qu'une réforme est nécessaire »
Le 27 novembre dernier, la commission justice de la Chambre a approuvé la proposition de loi sur l’avortement qui avait été déposée conjointement par le PTB et d’autres partis. Cette proposition comporte trois éléments importants : le délai légal autorisé pour l’avortement passe de 12 à 18 semaines; le délai de réflexion obligatoire passe de 6 à 2 jours; et toutes les mesures de sanctions spécifiques sont supprimées.
L’avortement est et reste un sujet très sensible. Il suscite énormément d’émotions, ce qui est compréhensible, et donne donc lieu à des discussions mouvementées. Le Parlement ne déroge pas à la règle : aujourd’hui, les débats sur la nouvelle proposition de loi font rage. Nous discutons des principaux arguments pour et contre, avec la députée PTB Sofie Merckx, et Maartje De Vries, présidente de Marianne, le mouvement de femmes du PTB.
Pourquoi est-ce si important d’étendre le délai à 18 semaines ?
Maartje De Vries. Nous voulons un cadre juridique qui offre aux femmes un soutien suffisant pour qu’elles puissent faire leurs propres choix dans des circonstances très difficiles. Il est important de réaliser qu’il s’agit d’une décision très difficile, et qui le sera toujours, mais qui est aussi malheureusement nécessaire pour de nombreuses femmes. Chaque année, environ 500 femmes vont se faire avorter à l’étranger, en particulier aux Pays-Bas, parce qu’elles sont enceintes de plus de 12 semaines. L’avortement y est légalement autorisé jusqu’à 24 semaines. Dans la pratique, les médecins se limitent généralement à 22 semaines. Ce voyage forcé s’accompagne d’une facture allant de 900 à 1200 euros. Les mutualités n’interviennent évidemment pas dans ces frais. En prolongeant le délai légal à 18 semaines en Belgique, nous pourrons fournir à de nombreuses femmes un accompagnement adéquat, ainsi qu’un bon encadrement médical, et les soins nécessaires avant et après l’avortement.
Soit on fait preuve d’hypocrisie, et on laisse les femmes se faire avorter à l’étranger, soit on accorde aux femmes le droit de disposer de leur corps
Sofie Merckx. J’ai récemment reçu le témoignage d’une femme. Appelons-la Julie. Julie est mariée à un homme violent et décide de le quitter. Elle veut protéger ses deux enfants. Mais elle doit vivre avec lui pendant encore 3 mois avant d’avoir économisé assez d’argent pour aller dans un refuge pour femmes (parce que non, ce n’est pas gratuit). Dès son arrivée au refuge, Julie découvre qu’elle est enceinte. La grossesse est le résultat d’un viol dans le mariage et elle ne veut pas garder l’enfant. Si elle avait pu quitter son mari quand elle le voulait, elle ne serait pas tombée enceinte. Mais il est trop tard. Julie prend rendez-vous pour un avortement. Elle était enceinte de 14 semaines. Son médecin lui récite un sermon culpabilisant et elle abandonne l’idée d’avorter. Puis le contrat intérimaire de Julie prend fin. En fin de compte, Julie ne voit pas d’autre solution que de retourner auprès de son mari violent et d’avoir un enfant non désiré. De telles situations ne peuvent plus se reproduire.
L’avortement est une réalité. Soit on fait preuve d’hypocrisie, et on laisse les femmes se faire avorter à l’étranger, soit on accorde aux femmes le droit de disposer de leur corps. C’est parce que l’avortement est un choix difficile qu’une réforme est nécessaire.
Si le délai passe à 18 semaines, combien de femmes pourrait-on aider, parmi celles qui sont aujourd’hui forcées d’aller à l’étranger ?
Sofie Merckx. La plupart des femmes qui demandent une interruption volontaire de grossesse au-delà de douze semaines, sont à leur 13e ou 14e semaine. Donc concrètement, cette prolongation du délai nous permettrait d’aider à peu près 80% de ces femmes. Environ 9% d’entre elles devraient encore se rendre aux Pays-Bas. Et il reste encore quelque 12% de femmes qui ne peuvent aller nulle part. Pour être clair, nous aussi nous estimons qu’au-delà d’un certain stade, on ne peut plus parler d’avortement, et qu’à partir de là, on ne peut donc plus l’autoriser. Et nous ne voulons certainement pas encourager ou forcer des femmes à se faire avorter. Mais l’avortement est un droit, et nous voulons que cette procédure puisse se dérouler dans les meilleures conditions.
Tant le CD&V que la N-VA disent que ce débat est mené de façon trop rapide et superficielle.
Sofie Merckx. En 2018, la loi sur l’avortement a été modifiée. À ce moment-là, la question de la prolongation du délai était déjà à l’agenda, mais elle ne s’était pas concrétisée. Lors des auditions, 19 experts avaient été entendus. La majorité d’entre eux s’étaient exprimés en faveur d’une prolongation. Il y a un rapport complet de ces audiences, totalisant 144 pages. De plus, pour la seule année 2018, il n’y a pas moins de 17 documents parlementaires et le comité s’est réuni au moins sept jours. Comment osent-ils dire qu’il n’y a pas eu de débat et que nous voulons l’imposer rapidement ? Un débat de fond a bel et bien eu lieu, et il y a aussi une large base scientifique.
Nous devons oser faire confiance aux femmes, et nous dire qu’elles sont capables de prendre la meilleure décision pour elles-mêmes
Les détracteurs arguent qu’un enfant est déjà trop développé à 18 semaines. Qu’en est-il ?
Maartje De Vries. Cet argument n’est pas tout à fait vrai. Ce qu’ils disaient c’est : « on peut déjà entendre son petit cœur battre, il y a déjà des petits bras et des petites jambes ». Mais avant la 12e semaine, le cœur bat aussi, et le fœtus a déjà tout ça. C’est en fait l’argument qui est utilisé depuis le début contre le droit à l’avortement.
Sofie Merckx. Il est aussi important de savoir qu’un fœtus de 18 semaines n’a aucune chance de survie. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a déterminé qu’un enfant n’était viable qu’à partir de 22 semaines. Dans le cas d’une naissance prématurée, les soins intensifs ne sont appliqués que si l’enfant a au minimum 22 semaines. Et à ce stade, sa viabilité est encore bien faible, ses chances de survie approchant les 60%. À 18 semaines, nous restons donc encore sous le seuil de viabilité.
Maartje De Vries. Par contre, il est vrai que la procédure est plus lourde à 18 semaines. À cet égard, le CD&V dit qu’un avortement à ce stade comporte davantage de risques. Mais cet argument ne tient pas non plus. Les risques encourus par la mère et l’enfant sont bien plus grands lorsque celle-ci décide d’aller jusqu’au terme de la grossesse, et lors de l’accouchement.
Dans votre proposition, le délai de réflexion obligatoire passe de 6 à 2 jours. Pourquoi ?
Maartje De Vries. Un délai de réflexion de six jours impose aussi une forte pression psychologique. La plupart des femmes qui se rendent dans un centre d’avortement, ont déjà pris leur décision. Elles ont déjà consulté leur médecin généraliste, et y ont bien réfléchi. Et voilà qu’elles sont obligées d’attendre six jours supplémentaires. Cela a aussi un côté très moralisateur : « Prenez encore le temps de bien y réfléchir, parce que vous allez commettre quelque chose de très grave. » Nous devons oser faire confiance aux femmes et nous dire qu’elles sont capables de prendre la meilleure décision pour elles-mêmes.
Sofie Merckx. L’OMS considère qu’imposer un délai de réflexion représente une atteinte aux droits des femmes. Derrière ce long délai de réflexion, se cache l’idée qu’une femme ne serait pas capable de réfléchir. Nous préférons donc ne plus parler de délai de réflexion. Il faut toutefois maintenir un délai de 48 heures entre la consultation et la procédure, de façon à pouvoir prendre toutes les dispositions nécessaires.
On entend aussi dire : « Les femmes n’ont qu’à être plus malignes. Avec tous les moyens de contraception qui existent, une grossesse non désirée ne peut résulter que d’un comportement irresponsable. »
Sofie Merckx. C’est une légende. Sur dix femmes qui tombent enceintes sans le vouloir, six sont sous contraception. La Belgique est le pays d’Europe qui a la meilleure couverture contraceptive. Mais même en mettant tout en œuvre pour rendre cette couverture contraceptive optimale, il y aura toujours des grossesses non désirées. L’université d’Anvers a mené une étude auprès de 28 700 femmes qui se sont rendues dans un centre d’avortement. Elles avaient 27 ans en moyenne. Plus de 30% d’entre elles étaient diplômées de l’enseignement supérieur, et 67,5% d’entre elles avaient un emploi. Le cliché selon lequel il ne s’agirait que de jeunes filles irréfléchies, qui ne sont pas suffisamment prudentes, n’a donc aucun fond de vérité.
Dans des pays gouvernés par des partis clairement de droite, le droit à l’avortement est l’un des premiers droits des femmes à être attaqué frontalement
Maartje De Vries. Nous sommes aussi pour davantage de prévention, bien sûr. C’est pourquoi nous voulons par exemple l’accès gratuit à la contraception pour toutes les femmes. Ce sera peut-être bientôt le cas pour les femmes de moins de 25 ans.
Le CD&V et la N-VA plaident également pour qu’on agisse sur les conditions matérielles qui donnent lieu à des avortements. Selon ces partis, on doit davantage veiller à ce que des femmes ne se retrouvent pas dans l’obligation de faire ce choix.
Maartje De Vries. Ils désignent par exemple les femmes qui, en raison de circonstances socio-économiques, ne veulent pas avoir d’enfant, parce qu’elles n’ont pas les moyens financiers ou une situation familiale optimale. Cependant, ce sont évidemment des partis comme le CD&V et la N-VA qui œuvrent justement à détruire le tissu social, et qui ne font que renforcer ces conditions qui poussent des femmes à avorter. Austérité, flexibilité, dissolution du congé pour soins, démantèlement de la société civile et du secteur des soins de santé… tout cela déchire totalement le tissu social. Sur ce dossier, ces partis tentent de mettre un frein. Ils veulent se servir de tous les moyens parlementaires dont ils disposent pour empêcher toute avancée. Mais pourquoi n’usent-ils pas de ces moyens pour endiguer la casse sociale ? Pour ça, ils ne freinent pas. Au contraire, ils y travaillent de concert. Ces dernières années, la pauvreté infantile n’a fait qu’augmenter. Pourquoi ne mettent-ils pas tout en œuvre pour s’attaquer à cela plutôt ? Sous la législature précédente, Zuhal Demir était Secrétaire d’État à l’Égalité des chances. Elle était donc en position d’agir pour lutter contre les inégalités entre femmes et hommes. Pourtant, elle n’a rien fait. Le CD&V et la N-VA n’ont fait que rendre la vie de nombreuses femmes plus difficile. Cela montre quand même que ces partis ont fondamentalement un problème avec le droit à l’autodétermination des femmes.
Sofie Merckx. À la Chambre, j’ai demandé si nous étions en train de débattre sur la prolongation du délai autorisé, ou sur le droit à l’avortement en lui-même. Aucun argument du CD&V et de la N-VA ne tenait la route. Nous pensons donc qu’ils s’attaquent bel et bien à l’avortement en lui-même, ce qui revient à s’attaquer au droit des femmes à disposer de leur corps. Je suis tout de même effrayée par la force avec laquelle certains partis s’emportent dans ce débat. Cela doit témoigner d’une vision très conservatrice de la vie. Nous voyons d’ailleurs dans des pays gouvernés par des partis clairement de droite, que le droit à l’avortement est l’un des premiers droits des femmes à être attaqué frontalement. Prenez la Pologne, la Hongrie, les États-Unis de Trump…
Les arguments anti-avortement les plus difficiles sont souvent d’ordre émotionnel, ou s’appuient sur des principes éthiques. Comment y répondez-vous ?
Sofie Merckx. C’est évidemment une question de vie ou de mort, je suis tout à fait d’accord sur ce point. Mais il est aussi question de la vie d’une femme. Pouvons-nous déterminer quelle doit être la vie d’une femme ? Il s’agit là aussi d’une question éthique. Chacun et chacune, nous avons notre vision de la vie, nos principes éthiques, et nous avons tout à fait le droit de vivre selon ces valeurs. Mais personne n’a le droit d’imposer ces principes à autrui.
Ne risquons-nous pas de voir exploser le nombre d’avortements si nous laissons les femmes choisir librement ?
Sofie Merckx. Absolument pas. Au Canada, l’avortement n’est pas du tout réglementé. Il n’ y a aucun délai. Mais dans ce pays, 90% des avortements ont lieu avant la 12e semaine. Et le nombre d’avortements s’élève à 13 pour 1000 femmes. En Belgique, c’est 9 pour 1000. La liberté de choix ne mène donc pas à une augmentation spectaculaire. Personne ne souhaite de grossesse non désirée ni n’a envie de se faire avorter. Cela n’amènera donc jamais à des comportements totalement irresponsables.
Maartje De Vries. Le contraire est d’ailleurs possible. Prolonger le délai à 18 semaines peut amener certaines personnes à finalement choisir de garder l’enfant, car cette limitation peut pousser des femmes à prendre leur décision dans la précipitation.
Vous voulez également voir disparaître les sanctions liées à l’avortement.
Sofie Merckx. L’avortement a été retiré du droit pénal. Cependant, les sanctions spécifiques ont été maintenues. Nous voulons également les supprimer. Si une femme enceinte de 19 semaines demande à se faire avorter, par exemple, on ne peut partir du principe qu’elle connaît les règles en vigueur à ce moment-là. C’est à son médecin de les lui expliquer. Nous estimons par ailleurs que des sanctions spécifiques pour les médecins ne sont pas nécessaires. Le droit pénal comporte suffisamment de dispositions qui sont d’application. En outre, le médecin peut aussi être sanctionné par l’Ordre des Médecins, en plus d’être responsable au civil. Les sanctions spécifiques qui existent actuellement jettent une ombre sur l’avortement, alors que ce n’est pas nécessaire. Cela amène aussi des médecins à hésiter à procéder à un avortement. L’avortement est un droit des femmes, et les médecins ont le droit de le faire.