Au port de Gand, la taxe carbone ne passe pas
En taxant les combustibles fossiles avec sa nouvelle taxe « carbone », l’Union européenne affirme vouloir réduire les émissions de gaz à effet de serre. Pour les travailleurs de la zone du canal à Gand, cette taxe est injuste socialement et nous éloigne de toute solution pour le climat. Enquête.
Max Vancauwenberghe
« Je peux m’arrêter au plus tôt à 16 h pour aller chercher mes enfants et les emmener au sport à 17 h. Je ne peux pas le faire sans voiture… C’est encore une autre façon de nous faire payer. Tout le monde n’a pas de vélo cargo ou n’habite pas à 3 minutes de l’école. On ne prend pas en compte la réalité des gens. Qu’ils commencent à taxer les vrais gros pollueurs, et plus les gens comme nous », répond Leen lorsque nous lui demandons son avis à propos de cette nouvelle taxe.
Leen travaille depuis plus de 15 ans dans l’une des nombreuses entreprises du métal de la zone du canal à Gand. Elle vit à Lochristi, à 17 kilomètres de son lieu de travail où elle se rend chaque jour en voiture. Mère de deux enfants, elle va les chercher à l’école juste après son travail, pour ensuite les conduire au sport plusieurs fois par semaine. « Rapaces », réagit tout bonnement Jan, qui travaille pour le géant de l’acier ArcelorMittal Gand et habite dans une des communes de l’arrondissement de Saint-Nicolas.
Le transport routier est l’une des principales sources d’émission de gaz à effet de serre en Belgique. Développer une mobilité durable est par conséquent une absolue nécessité. Mais quel impact aura cette taxe carbone sur l’utilisation de la voiture ? Nous nous sommes intéressés à son utilisation par les travailleurs du port de Gand.
Une taxe qui a peur de son ombre
À partir de 2027, nous allons devoir payer plus cher pour l’essence (+0,10 €/l), le diesel (+0,12 €/l), le mazout (+0,12 €/l) et le gaz (+0,009 €/kwh). Après 2030, le montant de la taxe continuera à augmenter. Lorsque le président français Emmanuel Macron avait tenté d’imposer une taxe similaire en France en 2018, il avait finalement été forcé de faire marche arrière face au mouvement de protestation des Gilets jaunes. En Belgique, notre ministre du Climat Zakia Khattabi (Ecolo) avait annoncé en début de législature vouloir introduire une « tarification » – lisez « taxe » – carbone mais avait également dû reculer face aux protestations.
Le 18 avril dernier, la taxe carbone faisait cependant discrètement son retour. Le Parlement européen votait en sa faveur, avec le soutien des parlementaires européens du MR, de l’Open Vld, du CD&V, d’Ecolo, du PS et de Vooruit. Cette taxe carbone n’apparaîtra cependant pas sur votre facture d’énergie. L’UE taxe les distributeurs de combustibles fossiles, qui répercutent ensuite ces frais sur leur prix de vente. La taxe carbone s’accompagne d’un Fonds social Climat pour aider les groupes les plus vulnérables. Ce fonds est cependant tout à fait insuffisant. C’est également l’avis de l’eurodéputée Sara Mathieu (Groen), qui estime que ce Fonds social « est insuffisant pour protéger les ménages vulnérables contre la hausse des prix à la pompe ou des factures d’énergie ».
C’est la raison pour laquelle la députée s’est même abstenue de voter pour la taxe carbone. Du côté du PS également, on reconnaît que ce Fonds est « clairement insuffisant pour assurer une protection optimale des ménages ». On peut cependant alors légitimement se demander pourquoi le PS a quand même choisi de voter en faveur de cette taxe.
Avec cette taxe carbone, la ministre du Climat Zakia Khattabi (Ecolo) espère, elle, « réduire considérablement les émissions de gaz à effet de serre », en stimulant notamment « les changements de comportement ».
La zone du canal Gand-Terneuzen : Les transports en commun aux abonnés absents
L’enquête triennale réalisée par le Service public fédéral Mobilité et Transports nous apprend que ce sont les travailleurs de la construction et de l’industrie qui utilisent le plus leur voiture pour se rendre sur leur lieu de travail. Pour une raison simple : les sites des entreprises industrielles ou des entreprises de construction sont en général mal desservis par des transports en commun. Une situation qu’on retrouve dans le port de Gand, qui s’étend sur 60 kilomètres jusqu’à Terneuzen et Vlissingen aux Pays-Bas.
Le port a connu une importante industrialisation dans les années 60. La construction de la première entreprise sidérurgique en Flandre – SIDMAR, aujourd’hui connue sous le nom d’ArcelorMittal Gand –, à partir de 1962, a joué un rôle majeur dans le développement économique de la région. 60 ans plus tard, le port de Gand – fusionné en 2018 avec le port de Terneuzen et Vlissingen pour former North Sea Port – est devenu le 3e port européen en terme de valeur ajoutée avec plus de 500 entreprises installées le long du canal Gand-Terneuzen, dont plusieurs industries d’envergure internationale comme ArcelorMittal, Volvo Cars, Volvo Trucks ou encore Yara ou Dow Chemicals.
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100 000 hommes et femmes se rendent chaque jour dans North Sea Port – avec l’équipe du tôt, du tard, de la nuit ou du jour – pour produire des matériaux de base tels que l’acier, le ciment, les plastiques utilisés dans l’agriculture, la construction, les produits pharmaceutiques, les smartphones, etc. Ces travailleurs produisent également les matériaux de base nécessaires à la transition climatique comme les futurs véhicules, les éoliennes ou les maisons eco-énergétiques.
Le manque d’accessibilité en transport en commun a depuis le départ posé problème et ce jusqu’à aujourd’hui. Rien d’étonnant dès lors que 68 % des travailleurs utilisent principalement leur voiture et 40 % des travailleurs même uniquement ce mode de transport. C’est notamment le cas de Jan, qui effectue un travail en équip econtinu (il alterne chaque semaine le matin, le soir, la nuit avec des semaines de travail de 7 jours) chez ArcelorMittal. Son travail se situe à 30 kilomètres de là où il habite et c’est principalement en voiture qu’il s’y rend. « Lorsqu’il fait beau, j’essaie de le faire en vélo, mais je roule plus d’une heure alors que je mets une vingtaine de minutes en voiture » explique-t-il.
Ruben vit quant à lui à Gand et travaille également pour ArcelorMittal. Il pourrait prendre le bus de la société qui démarre de Gand, « mais je perds alors une heure sur le trajet du retour ».
Des voitures électriques trop coûteuses
« Ils orientent tout vers l’électrique, mais ils le rendent paradoxalement plus cher. Nous ne pouvons pas du tout faire face », continue Ruben. L’un des objectifs de la taxe carbone est, en effet, de pousser les gens à acheter une voiture électrique, mais une étude réalisée cette année par Touring confirme que le prix beaucoup plus élevé des voitures électriques est le principal obstacle pour convaincre les nouveaux acheteurs.
La voiture électrique ne sera pas une alternative tant qu’elle ne sera pas plus abordable. Or, le prix élevé des véhicules électriques est lié à la stratégie des constructeurs automobiles en Europe. Ces derniers développent des modèles de plus en plus gros et de plus en plus chers sur lesquels ils réalisent plus de profits, plutôt que des modèles abordables. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le syndicat CGT-Renault en France a développé un plan industriel qui plaide pour le développement d’un petit véhicule électrique populaire dédié à l’usage quotidien, produit en France à moins de 15 000 euros pour des petits trajets.
« Aujourd’hui, les véhicules électriques sont trop chers pour être accessibles au plus grand nombre. Quand boucler les fins de mois est difficile, quand la voiture est indispensable pour aller au travail ou pour se rendre aux entretiens d’embauche, pour faire ses courses, pour sortir de chez soi, pour vivre tout simplement, il n’y a pas d’autre choix que la voiture, gazole ou essence. La hausse des taxes, les malus, les restrictions de circulation, c’est la double peine… » explique le syndicat français.
Mais même moins chère, la voiture électrique ne résoudra pas tous les problèmes pour développer une mobilité durable. Car les voitures électriques seront également coincées dans les embouteillages à côté des essence et diesel. Ces embouteillages risquent d’ailleurs encore de s’accroître puisque la zone du canal de Gand connaît actuellement de nombreux investissements et que, selon une étude d’Econopolis, le nombre de travailleurs pourrait doubler d’ici 2035, avec le développement de l’industrie verte.
Plus de vélos et de transports en commun
L’utilisation du vélo fait partie de la solution. Plus du quart des travailleurs dans la zone du canal de Gand se rendent principalement déjà au travail en vélo – deux fois plus que la moyenne en Belgique. C’est le cas de Bart, passionné de cyclisme, qui se rend en vélo sur son lieu de travail, à une quinzaine de kilomètres de sa maison. « Les vélos électriques ont gagné en popularité et les choses se sont déjà améliorées en matière d’infrastructure. On bénéficie également d’indemnités kilométriques avec le vélo, alors qu’elles sont quasiment nulles avec la voiture. De plus, on ne consomme pas d’essence ou de diesel, dont le prix est de toute façon élevé », explique Bart.
Depuis 2008, le nombre de travailleurs se rendant à vélo au travail a triplé dans la zone du canal. L’augmentation du nombre de cyclistes se fait toutefois surtout au détriment du covoiturage, tandis que le nombre de travailleurs se rendant seuls au travail au volant de leur voiture reste relativement stable depuis 2008. L’enquête triennale réalisée par le Service public fédéral Mobilité et Transports indique que seulement là où l’accessibilité des transports en commun est suffisamment grande, une majorité d’automobilistes les préfère à la voiture.
Jan abonde dans le même sens et explique que « si il existait un bus qui m’amenait jusqu’au travail, fiable et facilement accessible, je le prendrais plutôt que la voiture ». Une étude d’Ecorys de 2022 qui se concentre sur la zone du canal Gand-Terneuzen le confirme. « Sans conteste, sans transports publics, les travailleurs et les habitants resteront “orientés voiture” », constate l’étude. Pour augmenter le nombre de travailleurs se rendant en vélo sur leur lieu de travail, il faudrait davantage d’investissements dans des pistes cyclables sûres en matière de sécurité routière. Mais c’est surtout le développement de transports en commun performants, accessibles et bon marché qui sera nécessaire pour développer une mobilité durable.
La taxe carbone risque de monter les travailleurs contre le climat
Avec 21 % des émissions de gaz à effet de serre, le transport routier est l’une des principales sources d’émission en Belgique. Mettre un terme au dérèglement climatique implique nécessairement de développer une mobilité durable. La taxe carbone ne représente cependant pas une solution pour y arriver. Elle vient sanctionner des travailleurs qui n’ont pas d’autre choix que de se rendre en voiture sur leur lieu de travail. Contrairement à ce qu’affirme la ministre du climat Zakia Khattabi, cette taxe sera inefficace pour stimuler « les changements de comportement ».
Kris Verduyckt (Vooruit) reproche au PTB (qui s’oppose à la taxe carbone), de faire partie de la « coalition anti-climat : la Pologne, la Bulgarie, la Flandre et le PTB ». En réalité, imposer une taxe carbone, c’est s’épargner toute réflexion sur la manière de réellement développer une mobilité durable. Ce genre de taxe risque par conséquent d’avoir comme principal résultat de monter les travailleurs contre le climat.
Tax the rich
Dans son plan “Fais le Switch”, le PTB plaide au contraire pour des investissements massifs dans les transports en commun. Des transports en commun performants, fiables et bon marché représentent une réelle alternative à la voiture. Naturellement, cela va coûter beaucoup d’argent. Mais de mauvais transports en commun ne coûtent pas vraiment moins cher.
Ils vont de pair avec un plus grand nombre de voitures sur les routes, plus d’embouteillages, plus de pollution atmosphérique, plus d’accidents et un impact plus lourd sur l’environnement et la santé.
Les défenseurs de la taxe carbone européenne argumentent que l’ensemble des revenus issus de cette taxe reviendront aux États membres obligés de les investir dans leur politique climatique. En d’autres mots, on finance les investissements climatiques par une taxe supplémentaire sur la classe travailleuse. Si l’objectif est de récolter des fonds pour pouvoir réaliser des investissements, pourquoi ne pas plutôt imposer les plus riches à travers une taxe des millionnaires et une imposition plus juste des multinationales ? De cette manière, nous pourrions récolter les fonds nécessaires pour investir dans des transports en commun performants, fiables et bon marché. Bon pour le climat, excellent pour le portefeuille des travailleurs.