Attentat de Bruxelles : nous avons besoin d’une lutte ciblée, efficace et démocratique contre le terrorisme [Update]
Les signes étaient là, mais la sonnette d'alarme n'a pas été tirée. Quelques jours après l'attentat de Bruxelles du 16 octobre, il reste la colère, l'inquiétude et de nombreuses questions... Surtout après les nouvelles révélations qui ont suivi la démission du ministre de la Justice Van Quickenborne le 20 octobre.
L’horrible acte terroriste survenu ce lundi 16 octobre soir nous a tous profondément touchés. Nos pensées vont avant tout aux familles des victimes, mais aussi aux nombreux résidents et navetteurs de Bruxelles, pour qui cela a ravivé les traumatismes de 2016.
Les différents services ont fait du bon travail. L’évacuation des 35 000 supporters présents s’est déroulée dans le calme et en toute sécurité. La solidarité qui s’est manifestée ce soir-là au stade Roi Baudouin faisait chaud au cœur. Un chœur de « Tous ensemble » s’est élevé depuis les tribunes, exprimant un message clair : nous ne laisserons pas la haine l’emporter.
L’auteur de l’attentat, Abdesalem Lassoued, est décédé à l’hôpital mardi matin après avoir été abattu par la police. Quelques jours plus tard, il reste la colère, l’inquiétude et de nombreuses questions. Comment se fait-il que quelqu’un qui a été incarcéré en Tunisie et en Suède n’ait pas été mieux suivi ici ? Comment un tel individu a-t-il pu passer sous les radars, comme l’affirment plusieurs ministres ? Comment peut-on collectivement faire en sorte que pareille tragédie ne se reproduise ici ?
De ce que nous savons aujourd’hui, deux points au moins attirent notre attention.
Les signaux étaient là, mais n’ont pas déclenché d’alarme
Ce qui est certain, c’est qu’il y a eu au moins cinq signaux d’alerte clairs en quelques années.
Tout d’abord, les services de sécurité italiens ont tuyauté la Belgique en 2016. Selon eux, Lassoued était effectivement radicalisé. L’Italie disposait également d’indications selon lesquelles il se cachait en Belgique et comptait partir pour la Syrie afin d’y mener le djihad.
Deuxièmement, les services de sécurité belges ont reçu un nouveau rapport sur Lassoued en juin 2022, selon lequel il aurait tenu des propos incendiaires devant une mosquée. Six personnes ont signalé des actions suspectes. Son cas a été discuté au sein d’une task force locale, une structure consultative créée après les attentats de 2016. Mais cela en est resté là. Environ un an plus tard, Lassoued est expulsé de la mosquée, pour cause de radicalité. Cela n’a pas eu de suites non plus.
Troisièmement, les services tunisiens ont émis une red notice (« notice rouge ») le 1er juillet 2022. Cela signifie qu'à partir de cette date, Lassoued a été signalé au niveau international par Interpol. Toutes les polices du monde ont donc été invitées à le localiser et à l'arrêter. Les forces de police belges, également informées, n'ont jamais donné suite à cette demande.
Quatrièmement, au cours de l'été 2022, la Tunisie a explicitement demandé à la Belgique de localiser et d'extrader Lassoued. Cette demande d'extradition est parvenue dans notre pays le 15 août 2022 et a été transmise par le Service public fédéral (SPF) Justice au parquet de Bruxelles le 1er septembre 2022. Et il n'en a plus été fait aucun usage. « On l'a laissée traîner », c'est en ces termes hallucinants que le désormais ex-ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open Vld) l'a qualifiée lorsqu'il a démissionné, suite à cette erreur fatale.
Enfin, l’été dernier, un Tunisien séjournant dans un centre d’asile à Arendonk s’est présenté à la police. Il souhaitait porter plainte pour des menaces que Lassoued lui avait adressées sur les réseaux sociaux. L’homme affirmait que Lassoued était connu pour terrorisme. Vincent Van Quickenborne a déclaré par la suite que Lassoued n’avait pas été condamné en Tunisie pour terrorisme, mais pour coups et blessures. Une condamnation à la prison ferme. Là non plus, cela n’a déclenché aucune alarme.
En revanche, à la suite de cette plainte, Lassoued sera recherché « pour interrogatoire et arrestation » le 17 septembre 2023. Alors qu’il semble introuvable, une réunion du Joint Information Center, une autre plateforme de concertation créée après les événements dramatiques de 2016, est convoquée pour le 17 octobre. Comme nous le savons aujourd’hui, elle n’aura jamais lieu.
Malgré toutes ces alertes, les services n’ont pas pris davantage de mesures plus sérieuses. Abdesalem Lassoued ne figure pas sur la liste de l’OCAM, la liste des personnes qui représentent une menace terroriste en Belgique. Cela soulève de sérieuses questions auxquelles il faut des réponses. Pourquoi Lassoued n'a-t-il jamais été inscrit sur la liste de l'OCAM ? Pourquoi rien n'a été fait pour la saisie par Interpol ? Comment se fait-il que Lassoued n'ait jamais été extradé vers la Tunisie ? Quelles leçons ont été tirées des attentats de 2016 ?
La Belgique, plaque tournante du commerce d’armes illégal
L’attaque a été perpétrée avec un AR-15. Il s’agit d’une arme de guerre américaine semi-automatique très en vogue pendant la guerre du Vietnam et aujourd’hui fréquemment utilisée dans les fusillades de masse aux États-Unis. Alors qu’elle est plutôt rare en Europe, Lassoued a tout de même réussi à s’en procurer une, en plus de deux autres armes de poing et d’un couteau.
Entre 100 000 et plus d’un million d’armes à feu illégales seraient présentes sur le territoire belge, selon les estimations d’experts. Bien que la Belgique soit depuis longtemps une plaque tournante du commerce illégal d’armes en Europe (des armes belges ont été utilisées lors des attentats de Paris en 2015, par exemple), le gouvernement n’agit guère contre ce phénomène.
L’Institut flamand pour la paix, entre autres, tire la sonnette d’alarme depuis un certain temps : il juge fondamentalement insuffisante la lutte contre le commerce illégal d’armes. Les gouvernements successifs n’ont ni intensifié cette lutte ni assuré les investissements qu’elle nécessite. En 2020, le personnel du service central des armes de la police fédérale, par exemple, comptait quatre temps pleins. En 2012, il y en avait neuf.
En théorie, le trafic d’armes a toujours été considéré comme une priorité du plan de sécurité nationale. Mais dans la pratique, ce n’est pas le cas. Trop peu de moyens y sont consacrés. Les services compétents ne sont apparemment même pas en mesure de préciser le nombre et le type d’armes qu’ils ont saisies. Ce rapport indique seulement qu’il y a eu une saisie, sans plus de détails. « Il n’y a que sur papier que la lutte contre le trafic d’armes est une priorité », conclut De Standaard (19 octobre 2023).
Cependant, ce trafic représente un énorme problème. Non seulement par rapport aux terroristes, mais aussi en matière de crime organisé en général, comme l’a montré la violence liée à la drogue ces dernières années. Il faut donc vraiment s’y attaquer sans plus attendre. Tant que ce trafic ne sera pas inquiété et que ces réseaux criminels ne seront pas démantelés, des victimes innocentes continueront à le payer de leur vie.
Une lutte ciblée, efficace et démocratique contre le terrorisme
« Le débat sur l'échec de la politique de sécurité n'a pas eu lieu cette semaine », écrit Peter Mertens, secrétaire général du PTB. « Pour éviter de prendre la grave responsabilité politique de ce qui s'est passé, on a dévié sur un débat sur l'immigration. Certaines personnalités politiques ont saisi l'occasion de pousser avec force leur agenda anti-immigration.
Comme l'a écrit le journaliste Karel Verhoeven aujourd'hui dans De Standaard, "le duo De Croo-Van Quickenborne a réalisé un tour de magie en moins de 24 heures en transformant l'attentat de lundi, qui terrorisait le pays et posait des questions gênantes sur leur politique de sécurité, en un dossier plein d'opportunités politiques. Leur tour de magie a tellement bien fonctionné que plusieurs partis se sont engagés, des libéraux du MR et l'Open Vld aux socialistes du Nord du pays de Vooruit et aux démocrates-chrétiens du CD&V, côte à côte dans un enthousiasme rarement vu chez la Vivaldi." »
Ce qui a suivi a été une surenchère de discours de droite. "Nos services de sécurité se heurtent au refus des pays d'Afrique du Nord de reprendre leurs ressortissants illégaux", a déclaré Vincent Van Quickenborne (Open Vld). Même discours chez la secrétaire d'État à l'Asile et à la Migration Nicole de Moor (CD&V). "Peut-être devraient-ils tous être enfermés dans des centres fermés", a proposé le Premier ministre Alexander De Croo (Open Vld) au JT. Le président de Vooruit, Conner Rousseau, a appelé à "parler la langue de l'argent" en préconisant des sanctions politiques, économiques et financières pour faire plier les pays d'Afrique du Nord.
Il s'agit d'un exemple flagrant de manipulation politique et de propagande qui s'effondre aujourd'hui comme un soufflé.
Cette manipulation ne constitue pas une solution structurelle pour faire face au danger du terrorisme djihadiste. La grande majorité des 700 personnes figurant sur la liste de l’OCAM ont des permis de séjour parfaitement valables en Belgique. Les lacunes du système actuel exigent un changement de stratégie.
Il est essentiel de concentrer les moyens sur une surveillance étroite et la mise en œuvre des mesures répressives nécessaires à l’encontre des quelques centaines d’individus susceptibles de commettre des attentats. Qu’ils aient ou non des papiers. Et aussi sur ce que l’on va faire pour assécher le trafic d’armes à feu dans notre pays.
Les mesures visant un groupe très large absorbent des moyens considérables pour un résultat faible. Inefficaces, elles ne font que surcharger encore plus les forces de sécurité. Celles-ci doivent pouvoir se concentrer sur les individus jugés dangereux afin de s’assurer qu’une telle attaque ne se reproduise jamais.
L’approche de la lutte contre le terrorisme doit également être démocratique. Nous ne devons pas céder au terrorisme, ni dans la vie quotidienne qui doit continuer, ni sur le plan des droits démocratiques.
Tinus Sioen