1 an après les inondations, retour à Verviers
Depuis la nuit du 14 au 15 juillet 2021, la situation des sinistrés nʼa pas beaucoup évolué. Mais à quoi est-ce dû ? Et quelles sont les leçons, y compris positives, à tirer ? Pour ça, une seule solution : retaper « Verviers centre » sur son GPS. Et écouter les habitants.
« Jʼai entendu ma voisine hurler à 3 h du matin. Elle habite le rez-de-chaussée en face de chez moi. Elle sʼest réveillée quand lʼeau est arrivée à son matelas. Ses voisins du 1er étage sont descendus la chercher. Ils nʼont pas réussi à ouvrir la porte, lʼeau était déjà trop haute. À 7h, elle sʼest tue. Elle était morte, noyée. »
Maria, le regard lointain, ne montre guère dʼémotion quand elle raconte ce drame de juillet dernier. Peut-être le fait de lʼavoir raconté 1 000 fois. Peut-être le fait dʼavoir vu pire mais ne rien en dire.
Maria
Elle travaillait à lʼaéroport de Liège avant les inondations de lʼété dernier. « Mais jʼai perdu ma voiture, emportée par les flots. Je travaillais comme bagagiste. Mais sans voiture, impossible dʼaller travailler. » Elle a profité de ce « congé » forcé pour aider toutes les personnes qui croisaient sa route. « Au début, je me suis renseignée sur les démarches et je pouvais aiguiller mes voisins. Je leur donnais des infos du style : "Nʼoubliez pas de tout prendre en photo avant de les jeter." Cʼest bête, mais ce nʼest pas quelque chose quʼon sait de manière spontanée... »
Il fait chaud à Verviers en cette journée de juin. La radio du service public termine chaque journal par le même message : « Les provinces de Liège, Namur et Luxembourg sont placées en alerte orange. De violents orages sont annoncés. » Sʼil nʼen sera finalement rien ce jour-là, ce genre dʼannonces ne rassurent pas les sinistrés. Car oui, un an après les inondations qui ont tué 39 personnes, le traumatisme est toujours bien là. « On a cassé les vitres pour sortir le corps de ma voisine. On lʼa mis à nos pieds en attendant le corbillard. Et maintenant des politiciens nous disent quʼil faut passer à autre chose. Comment je fais moi, alors que, chaque jour, jʼai sous les yeux la maison où elle est morte ? » continue Maria.
Un an après, les besoins sont encore immenses mais ont sensiblement évolué. « Les inondations ont aggravé des problèmes déjà existants. Beaucoup de gens étaient déjà à la limite au niveau des finances. Pas seulement les pensionnés ou les demandeurs dʼemploi dʼailleurs. Même les familles avec deux salaires ne sʼen sortaient plus. Ajoutez à cela les inondations et lʼexplosion actuelle des prix, et vous avez le résultat que vous voyez aujourdʼhui. »
Sous les yeux, des gravats. Comme chez Souad. Devant sa maison, un jeune fume une cigarette. Il sʼappelle Guillaume et il nʼa pas beaucoup soufflé depuis juillet 2021. « On a commencé à vider la cour de Souad il y a un mois et demi. Deux murs se sont effondrés à lʼarrière, qui donne sur la Vesdre (la rivière qui passe à Verviers, NdlR). On a rempli 7 containers de 10m3... » Sa pause finie, il nous présente la propriétaire des lieux.
Souad
Souad est une mère célibataire, technicienne de surface, à la santé fragile. « Cʼest un de mes fils qui mʼa sauvé. Il mʼa appelé le soir des inondations pour me dire quʼil avait eu des infos sur la situation à Pepinster (commune voisine elle aussi durement touchée, NdlR) et quʼil fallait que je parte directement sans rien prendre avec moi. Jʼai couru et jʼai traversé un pont. Il tanguait. Quelques minutes après mon passage, il était emporté. Jʼai eu la peur de ma vie. »
Après la peur, la colère. « Mais pourquoi nʼont-ils rien fait ? » demande-t-elle dans ce qui est plus un cri de colère quʼune question. « Pourquoi nʼont-ils donné aucune information ? Pourquoi les pompiers nʼont-ils pas été mobilisés à temps ? Pourquoi les décideurs nʼont-ils même pas essayé de nous sauver ? » Dans la pièce aux briques nues, où se trouvent des ouvriers qui sʼaffairent à rendre le rez-de-chaussée habitable, personne nʼa la réponse. « Je vis à lʼétage depuis des mois. Après lʼinondation, je suis partie vivre dans un appartement mais mon fils de 12 ans ne supportait pas de vivre autre part quʼà la maison, et moi non plus. Depuis, on est là, à tenter de sʼen sortir », dit-elle en tapotant une pile dʼenveloppes sur la table, unique meuble de tout lʼétage. « Après trois propositions, jʼai dit oui à lʼoffre de mon assurance. Je nʼaurais pas dû car la somme ne couvre absolument pas ce que jʼai perdu mais mon oncle était en train de mourir du Covid et je logeais dans un appartement. Ma maison me manquait. Jʼai dit oui en espérant que ça sʼarrête... Je me suis dit "tant pis, je signe". Encore aujourdʼhui, un an après, je nʼai aucune idée de ce que toutes les réparations vont me coûter. »
Alors quʼon sort de la maison remplie de poussière, Souad nous rattrape dans la cour. « Vous savez, je me crève au boulot depuis des années. Jʼai toujours travaillé, avec des horaires pas évidents : de 6 à 10h le matin puis lʼaprès-midi parfois jusque 21h. Autant dire que la vie de mère célibataire nʼest pas évidente pour la famille. Je me prive de voir mes enfants juste pour payer cette maison. Et quand jʼai fini de la payer, ces inondations... »
Julien
Alors quʼon sʼapprête à prendre la route pour rencontrer Rosa, une autre sinistrée, un homme interpelle Julien Liradelfo, qui nous accompagne toute la journée : « Vous avez fait fort au Parlement, face à Di Rupo, jʼai vu à la TV ! Il en a perdu ses tartines ! » Le député wallon du PTB sourit et nous explique – outre la signification de cette expression, qui veut dire « perdre ses moyens » – que la personne fait référence à une vidéo où on voit le ministre-président wallon en séance plénière à propos des assurances. « Je reçois plein de messages… Les gens sont tellement en colère contre les partis traditionnels… Ils ont vu la gestion désastreuse des événements »
Julien a mené le combat au Parlement wallon mais dʼabord dans les rues de Verviers. « Le premier jour, je suis resté à Liège. Avec le PTB, on a créé un QG pour organiser lʼaide. Car ça demandait une fameuse organisation… qui a finalement mené plus de 3 000 personnes sur le terrain en un an avec nos #SolidariTeams. Notre première préoccupation, dès le départ, était dʼaider les gens. On ne pensait quʼà ça. Et dès le surlendemain des inondations, je suis allé à Verviers, et dans dʼautres endroits comme Trooz, Angleur, Pepinster, etc. On en a vidé des caves… » Si la situation est dramatique, le député retient malgré tout du positif : « Jamais je nʼoublierai la journée du 21 juillet 2021. Jʼétais là-bas avec Andréa (Cotrena, conseillère communale verviétoise du parti de gauche, voir plus loin, NdlR). Des centaines de personnes sont venues de tout le pays. On a dû emprunter un mégaphone à la commune pour faire le briefing et organiser lʼaide. Un autre jour, à Trooz, jʼai croisé une dame qui travaille pour Ecolo. On sympathise, je lui demande pourquoi elle est là et elle me répond : "Parce que je nʼai trouvé aucune autre aide structurée comme celle du PTB…" Jʼétais fier de la capacité de mobilisation de mon parti, mais aussi content de faire des rencontres pareilles… Et je me souviens aussi de gens venus de toute la Flandre… Heureusement, on avait prévu un interprète ! »
Rosa
Nous arrivons chez Rosa, lʼaccueillante dʼenfants, « depuis 42 ans », précise-t-elle. « En fait, je voulais prendre ma pension cette année. Mais jʼai décidé de continuer pour les enfants de sinistrés du quartier », explique-t-elle tout en sʼoccupant de trois bambins, pas très contents que lʼinterview se fasse dans leur salle de jeux… « Les parents de mes anciens bébés mʼont aidé à remettre ma maison en état. Cʼest normal que je les aide aussi… Vous savez, ici, on a été aidé par les autres citoyens hein, pas par les autorités. Et je préciserais même : par des citoyens néerlandophones ! Ils ont défilé ici, hein Viviane ? » Viviane, en face, acquiesce en souriant. Celle qui est aujourdʼhui connue sous le nom de « madame soupe » tant elle en a fait des litres pour les familles sinistrées est celle qui nous a présenté Rosa. « La première fois que je suis venue ici, cʼest avec une équipe de bénévoles de Genk. Depuis, avec Rosa, on reste en contact, on aide comme on peut... » « Je mʼen souviens bien, évidemment rebondit la nounou. Ils sont revenus plusieurs fois après. Cʼest même eux qui ont offert ces beaux vélos devant vous. Cʼest de la qualité hein ! »
Il est lʼheure du goûter et Rosa devance les demandes des petits bouts en leur donnant une banane, engloutie à une vitesse qui amuse tout le monde. « Je peux vous dire quʼau niveau du budget, la nourriture, cʼest quelque chose… Avec lʼexplosion des prix, ce nʼest presque plus possible. Mais hors de question que je donne de la mauvaise qualité aux enfants ! Jamais ! On se débrouillera. » La débrouille, les sinistrés ont été forcés de lʼapprendre...
Alors quʼon pensait aborder le sujet, Rosa nous devance : « Vous avez entendu les politiciens wallons ? Cʼest une honte ! Monsieur Di Rupo (décidément sur toute les lèvres dans la région, NdlR) a beaucoup parlé depuis les inondations. Mais en ce qui concerne lʼaction, cʼest autre chose. Soit on parle et on agit, soit on se tait ! Sait-il seulement ce que nous vivons ? Je suis sûre quʼil ne connaît même pas le prix du pain. Il ne doit pas en acheter souvent lui-même… Moi jʼai perdu 15 kilos depuis un an. Comment voulez-vous quʼil comprenne ma situation ? »
On prend congé à contrecoeur – tant lʼambiance joyeuse de la pièce remplie de jouets et de rires dʼenfants tranche avec lʼextérieur.
Viviane
Une autre personne qui agit, cʼest donc Viviane. Qui nʼest autre que la mère de Guillaume, le jeune rencontré au début de notre périple. « Je retiens deux choses du drame de juillet dernier : le fait quʼon a été totalement abandonné par lʼÉtat – et ça ma rend folle de rage – et le fait que les gens ont été formidables les uns avec les autres – et ça me donne envie de pleurer de joie. Ceux qui veulent nous diviser, quʼils viennent à Verviers. Leurs discours de haine ne tient pas face aux actes de solidarité concrète. »
Viviane sʼarrête et réfléchit. « En fait, ça va plus loin. Pendant les élections, jʼai été tracter dans une rue où lʼextrême droite était très présente. Mais le lendemain des inondations, il nʼy avait plus de fachos. Et cʼest normal : ils avaient été aidés par des Marocains ! »
Arrivés au secrétariat du PTB, Viviane continue. « Parfois, je plains nos dirigeants politiques. Ils ne savent pas ce quʼils ratent en restant dans leurs belles maisons… » Avant dʼaborder un sujet qui la rend un peu nerveuse : « On se prépare à arrêter la distribution de soupe. Les gens nʼen peuvent plus. Tout le monde est fatigué. Un an quʼon nʼa pas arrêté. Mais on va trouver autre chose car ce lien quʼon a avec les gens, il ne faut pas le perdre. Hier, une dame mʼa encore dit : "Le bol de soupe, jʼaime bien mais ce nʼest pas le principal. Ce que jʼaime le plus, cʼest vous voir et parler avec vous..." On ne peut pas arrêter ça. »
Andrea et Laszlo
Andrea est restée en retrait depuis le début. Mais ce nʼest pas pour ça que la jeune conseillère communale du PTB nʼest pas attentive… Celle qui est infirmière en santé mentale est inquiète pour lʼavenir. « Les patients les plus fragiles craquent, et cʼest bien normal. Mais il y a tous les autres, ceux qui ne soufraient pas et qui développent maintenant des pathologies. Le gros problème est quʼon nʼa pas de vue globale là-dessus, on ne connaît pas lʼétendue du problème. Les autorités nʼagissent pas suffisamment. »
Son voisin au conseil, Laszlo, abonde : « Les réponses politiques sont nettement insuffisantes. Prenons lʼexplosion des prix de lʼénergie : des sinistrés reçoivent des factures de 6 000 euros car ils ont dû utiliser des déshumidificateurs. Qui peut payer ça ? Et cʼest un constat général. Quand on entend Elio Di Rupo dire que tous les sinistrés seront indemnisés à 100 %, il faut comprendre : "100 % de la somme promise par lʼassurance." Ce qui est souvent nettement loin de ce que les gens ont perdu. »
Un abandon qui ne se limite pas au pouvoir communal ou régional, selon le jeune élu. « Ils ont coupé dans la protection civile. Notre protection, donc. Lʼabandon, il a commencé dès les premières heures, en ne prévenant pas les gens. À Verviers, quelques heures avant les inondations, l’échevine remplaçant la bourgmestre à l’étranger a fait une déclaration à la télévision locale pour dire aux gens de ne pas s’inquiéter, que les inondations ne frapperaient pas la ville. L’évacuation de Verviers a été sur la table. La mauvaise transmission des informations l’a empêchée. Ce jour-là, des vies auraient clairement pu être sauvées. »
Laszlo conclut en fronçant les sourcils : « Quand jʼentends des bourgmestres, des députés, des ministres dire quʼils ont fait ce quʼils ont pu, ça me rend fou. Nous, on a directement agi ! On a envoyé 3 000 bénévoles sur place ! Comme lʼa bien résumé un membre dʼune association au sujet des commémorations à venir, "les habitants de Verviers désirent que la bourgmestre et le collège communal prennent pendant les commémorations la même place quʼils ont occupé pendant les inondations. À savoir : aucune." »
Il est temps de prendre congé. En espérant ne pas devoir revenir dans un an pour la même raison et en tirer la même conclusion : rien, ou si peu, nʼest fait pour les sinistrés. « Cʼest pire que ça, coupe Maria. Vu quʼil nʼy a aucune responsabilité humaine, selon nos décideurs, ça veut dire que ce quʼon a connu le 14 juillet 2021 peut se passer nʼimporte quand. Forcément, si cʼest la faute à pas de chance, comme ils disent, et que rien nʼest fait... Ça fait peur hein ? »